2. Proposition de typologie

De nombreuses études ont été réalisées dans le domaine des sciences humaines, essentiellement sur les services publics – tels que le droit les définit 22 . Les travaux sur les commerces sont beaucoup plus rares (Merritt, 1976 ; Jefferson & Lee, 1981 ; Ventola, 1987 ; Aston & al., 1988), et ceux sur les services « privés » quasi-inexistants (Coupland, 1983). Il ne faut cependant pas s’attendre à y trouver des réponses sur le problème de définition des notions de commerce et de service : la plupart de ces travaux portent sur la relation de service ou sur le rapport entre l’agent et l’usager.

Il semble pourtant utile de définir l’objet « commerce » et l’objet « service » avant de se pencher sur les interactions auxquels ils peuvent donner lieu.

À partir des distinctions posées par le droit français, le marketing et la mercantique, on peut établir deux catégories distinctes : les commerces et les services, tous deux initiés par la satisfaction d’un besoin. Par service, on entend une activité répondant à un besoin collectif, ne générant pas nécessairement de bénéfice, qui peut être monnayée ou non. Par commerce, on désigne le fait de vendre/acquérir un bien répondant à un besoin d’ordre individuel, générant obligatoirement un bénéfice, et qui, par conséquent, serait toujours monnayé. Cette catégorie se subdivise en deux sous-groupes : le commerce où les biens entrent dans une chaîne de production, peuvent être stockés et ne sont pas consommés au moment de leur acquisition ; et le service commercialisé – plutôt que « privé » – qui ne peut être stocké car il est consommé au moment où il est délivré.

Cette typologie soulève cependant un certain nombre de problèmes qui ne peuvent être ignorés. Séparer le commerce du service par le biais du critère de la satisfaction d’un besoin d’intérêt général ou individuel est quelque peu arbitraire dans la mesure où ce sont les gouvernants qui décident quels types de besoins relèvent ou non de l’intérêt général, certains pouvant même être reclassés et relégués au rang de besoin individuel, ou vice versa, en fonction des gouvernants. Certaines répartitions semblent par ailleurs difficiles à comprendre : qu’est-ce qui différencie les services rendus dans les hôpitaux de ceux rendus dans les cliniques ? Ceux de la SNCF de ceux de la RATP ou des TCL 23  ? De plus, cette distinction implique que tout un chacun se tienne informé des privatisations et des nationalisations s’il ne veut plus considérer EDF-GDF ou France Telecom, par exemple, comme des services publics.

Au sein de la catégorie des services publics se pose le problème de l’initiateur de l’activité. L’usager est nécessairement le demandeur lorsqu’il sollicite une intervention de la sécurité sociale ou de la caisse d’allocation familiale. Il peut cependant se voir sollicité par un service public tel que le centre des impôts ou le tribunal correctionnel sans avoir manifesté de besoin à satisfaire. De plus, même si les services d’urgence tels que les pompiers ou police-secours sont initiés le plus souvent par les usagers, comme le note Wirth (1990 : 140), comment les considérer lorsqu’ils sont sollicités par des tiers qui ne sont pas partie prenante dans le service ?

Enfin, il est indéniable que c’est l’aspect apparent et visible qui prime dans la définition du service public qui s’attache bien davantage à l’activité accomplie qu’à l’organisation qui prend la mission en charge. Cette orientation de la définition est donnée par la visée comparative des commerces et des services entreprise ici, mais elle ne rend compte que partiellement de ce qu’est un service public en passant sous silence la mission d’intérêt général et l’organisation complexe des administrations sous-jacente à la réalisation de cette mission.

La catégorie « commerce » soulève également des problèmes, le premier d’entre eux étant lié à l’existence d’une catégorie hybride entre les commerces et les services commercialisés. Par exemple, le garage : il ne relève pas uniquement du commerce dans la mesure où les réparations effectuées sur les automobiles s’apparentent à une activité de service. Mais il n’appartient pas non plus de manière exclusive à la catégorie des services commercialisés : l’essence représente un bien appartenant incontestablement à la catégorie « commerce ». Force est donc d’admettre que l’existence de cette catégorie hybride fragilise cette typologie.

Enfin, le point le plus faible de la typologie proposée réside dans le fait que les services commercialisés relevant indéniablement d’une activité se trouvent placés dans la catégorie des commerces, et donc des biens. Ils sont effectivement liés à la sous-catégorie « commerce » en se présentant comme le parfait contraire : stockable vs non-stockable et production et consommation simultanée vs disjointe. Or ils sont également liés à la catégorie « service » par la nature de l’activité. Il s’agit en quelque sorte d’une catégorie intermédiaire entre le prototype du commerce et le prototype du service.

Parvenue à ce stade de ma réflexion, m’étant déjà tournée vers plusieurs disciplines, j’ai décidé de chercher de l’aide auprès de l’individu « ordinaire ». J’ai élaboré un questionnaire divisé en deux parties : dans la première, les sujets devaient cocher la case « commerce » ou « service » en face de sites tels que la boucherie, le salon de coiffure, l’agence de voyages, la librairie, etc. ; dans la seconde partie, ils devaient, pour un même site, préciser la manière dont ils percevaient les activités qui s’y déroulaient : activités de commerce ou de service 24 . Au total, 41 sujets âgés de 17 à 86 ans ont répondu à ce questionnaire.

Le dépouillement du questionnaire m’a inévitablement ramenée à mon point de départ, c’est-à-dire aux dichotomies bien matériel vs immatériel, et présence vs absence de rétribution financière. Par exemple, la totalité des sujets considèrent la boucherie et le bureau de tabac comme un commerce, et la mairie ou l’ANPE comme un service. Ils sont en revanche plus partagés sur le cabinet médical et le bureau de poste ou le garage, même s’ils sont majoritairement perçus comme un service, respectivement pour 84%, 71% et 75% des sujets. La seconde partie du questionnaire complexifie les données du problème : alors que la totalité des sujets avaient identité la mairie comme un service, 22% d’entre eux considèrent que l’obtention d’un passeport relève d’une activité commerciale. À La Poste, la vente de timbres est perçue comme une activité de commerce par 75% des sujets. Le commissariat de police, considéré comme un service par 97% des sujets, se transforme en commerce lorsqu’il s’agit d’acquitter une contravention pour 59% d’entre eux.

Des résultats obtenus à partir de ce questionnaire, il ressort que pour l’individu « ordinaire », le critère de distinction est vraiment confus. L’exemple du garage le montre bien : alors que 75% des sujets le considèrent comme un service, 91% d’entre eux pensent que gonfler ses pneus soi-même relève du service, 55% que faire réparer sa voiture est un service, 84% que mettre soi-même de l’essence dans sa voiture correspond à un commerce, et 72% que faire mettre de l’essence par le pompiste relève du service. On retrouve bien les deux critères d’objet transactionnel matériel ou non, et de la rémunération.

Le critère de la rémunération soulève cependant un autre problème : il est dissymétrique. Les services peuvent être payants ou gratuits alors que le commerce est toujours payant. Cela crée une relation quelque peu « bancale ». Lorsqu’on se rend à la mairie pour aller chercher un extrait de naissance, c’est un service, de même que le passeport, même s’il est payant. Considérer, comme le font les sujets du questionnaire, que le passeport relève du commerce et la carte d’identité du service, correspond à un savoir naïf. Le caractère naïf de cette assimilation entre rétribution financière et commerce apparaît clairement dans l’exemple de La Poste et des timbres. À La Poste, ce que l’on achète, ce ne sont pas des timbres car ils ne présentent pas d’utilité en tant que tels, excepté pour les collectionneurs. Ce que l’on achète, c’est un service : l’activité de transport des lettres et des paquets.

Ce qu’il ressort cependant de ce questionnaire, c’est que les sujets font un parallèle entre la notion de service et le fait de se faire servir. Intéressante, cette notion sera exploitée ultérieurement. Le libre-service, quant à lui, est assimilé au commerce : les sujets ne semblent retenir comme trait pertinent que le moment du paiement : le distributeur de cassettes vidéo est, en effet, considéré comme un commerce par 87% des sujets, ainsi que le supermarché par 92% d’entre eux.

Au vu de ces constats, il semble utopique de vouloir définir les interactions de commerce et de service uniquement par le biais des critères public/privé et compensation financière exigée ou non dans la mesure où l’idée selon laquelle la caractéristique propre au commerce est de procurer un bien de consommation alors que le service correspond à une activité n’a pu être affirmée. Si le commerce est toujours payant, le service peut être gratuit ou payant. C’est un principe qui fonctionne de manière générale. Dans le détail, il faut se pencher sur chaque site au cas par cas afin de cerner les problèmes en fonction des objectifs de recherche que l’on se donne, c’est-à-dire aborder les interactions de commerce et de service par le biais d’autres critères définitoires externes.

Notes
22.

Cf. parmi tant d’autres, Sabatie, Coisnard & Mergier (1990) sur le service à La Poste, Henry-Meininger (1991) sur les relations entre l’administration et les usagers, Joseph (1991a et b) sur les logiques d’usage de la prestation de service, Lacoste (1995d) sur le traitement des demandes, Arnberg (1996) sur l’information de l’usager, Dubois (1998) sur la fonction sociale des caisses d’allocations familiales, et Mouriaux (2000) sur la conflictualité dans les services publics.

23.

Transports en Commun Lyonnais.

24.

Le questionnaire est présenté en annexe.