1. Le modèle goffmanien du service 

Goffman (1968 : 377 sqq) envisage la relation de service comme une réparation, c’est-à-dire une relation à trois pôles mettant en scène un praticien-réparateur, un objet et son propriétaire, ce que Delaunay et Gadrey (1987) rebaptisent « le triangle du service ». Dans ce triangle,

‘une activité de service est une opération de transformation d’état ou de traitement portant sur un support C détenu, utilisé ou contrôlé par un agent économique A, effectuée par un autre agent B (le prestataire) pour le compte de A, mais n’aboutissant pas à la production par B d’une nouvelle marchandise susceptible de circuler indépendamment de C (on serait alors dans le cas de la production industrielle ou artisanale) (Gadrey, 1991 : 10).’

Quatre grands groupes de supports C peuvent être distingués :

  • les biens ou systèmes techniques appartenant à l’usager dont la réparation, l’entretien, la maintenance, le transport, etc. seront assurés par le prestataire ;
  • l’argent ou les titres de propriété de l’usager qui seront gérés et valorisés par le prestataire ;
  • l’individu lui-même qui pourra voir le service appliqué à ses dimensions physiques et corporelles (santé, entretien, transport), intellectuelles (formation, culture), relationnelles (communication, loisirs, informations) ;
  • un ensemble de connaissances collectives ou d’informations détenues par un groupe d’usagers qui seront analysées ou améliorées par le prestataire à l’issue d’un processus de transfert.

Cette liste, non exhaustive, des catégories de support du service rejoint le problème déjà soulevé quant à la représentation du service en tant que produit : ‘« le résultat immédiat du service n’est pas un objet » (Gadrey, 1991 : 11)’. Il s’agit plutôt d’une transformation de l’état d’un objet, ou de traitement d’un autre support pouvant recouvrer des formes variées allant de l’objet, bien évidemment, aux capacités individuelles, en passant par les informations et les savoirs. Autrement dit, on rejoint le fait précédemment établi : le service doit être envisagé comme une activité.

D’autre part, cette notion de service envisagée en tant que réparation soulève des questions : est-ce que toutes les activités de service s’inscrivent dans ce modèle de la réparation ? N’y a-t-il pas un aspect « dangereux » et quelque peu réducteur à appliquer cette hypothèse très forte à toutes les situations de service ? En effet, tous les services ne se ressemblent pas et certains d’entre eux n’occupent pas la même position : il semble nécessaire de distinguer des services principaux et des services secondaires. Dans le cas des transports, par exemple, qu’il s’agisse d’un transport de biens ou de personnes, le service principal est fondamentalement le transport. Parallèlement, il y a un service secondaire assuré par la personne qui vend le timbre destiné à affranchir la lettre qui va être acheminée, ou le ticket permettant au voyageur d’accéder au train ou au métro qui le conduira à destination. Ainsi, la personne qui va entrer en interaction avec l’usager n’est pas nécessairement celle qui va assurer le service.

Enfin, un problème surgit avec la notion goffmanienne de service considérée comme une réparation contraignant le prestataire à articuler des contraintes techniques, civiles et contractuelles. Pour le réparateur, la difficulté réside dans le fait qu’il doit dissocier et articuler une intervention technique qui consiste à traiter une panne et une intervention civile et contractuelle qui consiste à gérer une relation avec l’usager.

‘Théoriquement, l’interaction entre un client et un praticien prend une forme à peu près structurée. Le réparateur a la possibilité de se livrer, sur la propriété du client, à un travail mécanique, à des manipulations diverses, surtout quand ces opérations visent à fonder un diagnostic. Il peut également avoir avec son client un échange verbal en trois points, une partie « technique », renseignements reçus ou donnés sur la réparation (ou la construction) envisagée ; une partie « contrat », indication approximative, et, en général, pudiquement écourtée, du coût du travail, des délais nécessaires et autres détails semblables, enfin une partie « civilités », échanges de politesses accompagnées de quelques amabilités, et de menues marques de respect. Il est important de constater que tout ce qui se passe entre le praticien et son client relève de l’une ou de l’autre de ces composantes et que toutes les divergences peuvent s’interpréter en fonction de ces normes prévues. Le déroulement de l’échange entre praticien et client conformément à cette structure représente aux yeux du praticien un test de « bonne » relation de service (Goffman, 1968 : 383).’

Une « bonne » relation de service est donc réalisée lorsque le réparateur est parvenu à articuler plusieurs compétences. Il n’est certes pas dans mes intentions de remettre cela en question, mais il me semble que cette définition minimise l’importance des rôles que tiennent chacun des participants car elle est centrée sur le rôle du réparateur. La relation de service ne peut être réalisée qu’à la condition que chacun des partenaires d’interaction coopère sur les trois niveaux. Par ailleurs, on est amené à se demander s’il ne peut y avoir de bonne relation de service que lorsque le service prend la forme d’une réparation. En outre, la polysémie du mot service entraîne des difficultés d’interprétation et peut laisser perplexe quant au sens à lui attribuer. Le signifiant « service » peut être doté de signifiés divers, sans parler de ce que Fougeyrollas-Schwebel appelle ‘« la déclinaison de toute une gamme d’oppositions, de contradictions, de paradoxes » (2000 : 7)’ : « rendre service à » qui se distingue de « être au service de », voire « servir » une cause ou un peuple.

De manière générale, le Petit Robert définit le service comme l’action de servir. Cette définition générique du service ne nous apprend rien en tant que telle, mais les expressions auxquelles elle s’intègre parfois peuvent apporter des éléments nouveaux. En effet, si on attribue au signifiant « service » le signifié d’activité organisée afin de remplir une fonction d’utilité commune, on retombe sur le sens de « public » que le droit lui attribue. Il s’oppose dans ce cas au commerce en tant qu’opération d’achat et de revente. En revanche, si on intègre le service à l’expression « être au service de », il devient l’obligation dont une personne doit s’acquitter pour servir quelqu’un. Ainsi, le service peut englober les activités de commerce et de service dans la mesure où les employés répondent tous, ou presque, à cette obligation de servir autrui. En effet, certains services publics étaient réputés pour être assurés sans que les agents se mettent au service des usagers, comme en témoigne l’étude de Borzeix sur la mutation de la qualité du service à EDF :

‘L’amélioration de la qualité du service figure parmi les objectifs prioritaires de la nouvelle organisation de la distribution appelée désormais, pour symboliser cette orientation « EDF-GDF services ». Il ne s’agit plus seulement explique-t-on, d’assurer la distribution d’énergie mais de savoir être « au service » de la clientèle, de lui offrir un service de qualité (1991 : 91, italiques ajoutées).’

Le fait d’être au service du client ou de l’usager semble avoir pris une importance considérable au cours des dernières décennies. C’est vraisemblablement ce qui a motivé les anglo-saxons dans le choix du sens qu’ils activent dans les études consacrées aux service encounters relevant de ce que j’ai identifié comme le commerce.

Il semble tout à fait pertinent de lier les interactions de service et de commerce par ce point commun des commerçants et agents qui sont au service des clients et des usagers le temps d’une transaction 25 – qu’elle concerne un bien ou un service. Le seul problème reste une probable confusion entre le genre interactionnel des interactions de service et la sous-catégorie des interactions de service. Afin d’éviter toute confusion, je désignerai le genre interactionnel par l’expression « interactions de commerce et de service ». Ce choix terminologique aura pour avantage d’autoriser une distinction entre interactions de commerce et interactions de service lorsque cela s’avèrera nécessaire.

De plus, il n’y a aucune contre-indication à rendre service à autrui même lorsqu’on est au service de celui-ci. Rendre service, c’est se mettre à la disposition de quelqu’un uniquement par obligeance, ce que peut faire tout commerçant ou agent en proposant un sachet plastique pour emporter ses articles ou en apportant une information non demandée mais directement liée à la demande du client ou de l’usager et qui pourra donc lui être utile. Mais en contexte transactionnel, rendre service, c’est beaucoup plus que cela. Gadrey (1991 : 18) distingue trois manières différentes de rendre service : la première est liée à la complexité, la seconde à l’incertitude, et la troisième au temps. Il est, en effet, possible d’aider le client ou l’usager en mettant en œuvre des savoirs, des savoir-faire spécialisés ou des systèmes techniques destinés à résoudre ses problèmes ou à en maîtriser la complexité. En cas d’incertitude liée à la prévention des dysfonctionnements ou à la prise en charge financière des éventuels dysfonctionnements du bien ou du service, une aide sera vivement appréciée. Enfin, rendre service, c’est aussi économiser le temps et la peine du client ou de l’usager en réalisant à sa place ou avec lui, pour son propre compte, ce qui correspond à sa demande. C’est cette simplicité apportée par le service rendu qui permet de considérer les interactions de commerce et de service comme ‘« une expérience quotidienne à la portée de chacun » (Borzeix, 2000 : 21).’

Notes
25.

La transaction est définie au chapitre 3.