3.1. Les interactions

Comme il a été précédemment indiqué, c’est l’introduction du modèle goffmanien, de l’ethnométhodologie et de l’ethnographie de la communication qui inspire ce premier ensemble de recherches tentant de traiter simultanément la question des services publics et la question de l’usager. Ces recherches sont conduites à partir d’interactions authentiques entre agents et usagers, qu’elles soient enregistrées au guichet, au téléphone, ou même parfois au domicile des usagers. Cette approche veut se distinguer des travaux précédents qui considéraient l’administration comme un tout substantiel défini a priori. Elle cherche à percevoir l’administration au travers des multiples configurations pratiques qui se dévoilent par les activités des participants, les conditionsde réussite des échanges et les troubles ou « pannes » pouvant parfois perturber l’interaction.

Ce courant se donne un double objectif : examiner, aussi minutieusement que les outils d’analyse le permettent, les activités desquelles procède le service (cf. Borzeix & Gardin, 1992 ; Lacoste, 1994) ; et repérer et identifier les raisonnements et les procédures que suivent les agents pour désigner les autres participants, c’est-à-dire le public (cf. Ogien, 1986). Ainsi, les travaux cherchent à dévoiler la pluralité des logiques d’usage et des contraintes de travail, la complexité des opérations cognitives auxquelles les agents ont recours afin de savoir à quel partenaire d’interaction ils ont affaire et de pouvoir définir la situation de l’usager. Les études sur des classes d’agents ayant fait l’objet d’investigations minutieuses sont nombreuses, mais on peut renvoyer, parmi d’autres, à Relieu (1991) et Fornel (1993) sur les agents de police, à Borzeix, Girin, Lacoste et Grosjean (1993) sur les agents d’accueil à EDF-GDF, à Joseph (1992) sur les chauffeurs de bus à la RATP, à Warin (1993) sur les agents des offices d’HLM. Toutes ces études s’attachent à mettre en relief, par une description fine et détaillée, les séquences d’activités par le biais desquelles l’agent parvient à inscrire la prestation dans des formats de production. Les éléments décisifs de ces analyses résident dans les rituels d’accès (Coupland, 1983 ; Ventola, 1987 ; Aston, 1988 ; Anderson, 1988), le travail d’identification de la demande (Merritt, 1976 ; Coupland, 1983 ; Anderson, Aston et Tucker, 1988), ou encore la recherche d’un consensus par la négociation en cas de désaccord (cf. Joseph, 1988 ; Aston, 1988 ; Grosjean, 1991 ; Weller, 1997 ; Dumas, 2003).

Bien que l’étude de l’interaction constitue le point central de ces recherches, elles s’intéressent, en plus du travail d’énonciation des interactants, à l’environnement spatial et temporel ainsi qu’aux dispositifs et artefacts cognitifs intervenant au cours de l’interaction (cf. Lacoste, 1991 ; Borzeix, Lacoste, Grosjean & Girin, 1993 ; Traverso, 1997a ; Bonnaud, 1998). Par ailleurs, les recherches menées dans cette perspective rendent également compte des compétences des agents publics (cf. Jeannot & Peraldi, 1991 ; Joseph & Jeannot, 1995). Enfin, elles proposent une analyse de l’organisation en tant qu’ensemble de ressources de régulation des tensions sous-jacentes aux interactions (cf. Boisset & Dartevelle, 1996).

À quelques exceptions près (Merritt, 1976 ; Aston, 1988), ce premier ensemble de travaux porte essentiellement sur les interactions de service. C’est l’une des principales raisons qui a motivé le lancement du projet « commerces » dans le laboratoire lyonnais de l’université Lumière.

Les travaux du GRIC 28   : le projet « commerces »

Situé dans la perspective interactionniste et initié en 1997, le projet « commerces » a donné lieu à de nombreuses études sur corpus, aussi bien dans des commerces que dans des services publics ou commercialisés, dont on peut dire qu’elles s’articulent principalement autour de quatre pôles.

  • La mise à jour des scripts. Des différentes études réalisées, il ressort que le script général des interactions de commerce et de service est composé de trois séquences : la séquence d’ouverture, le corps, et la séquence de clôture. Le corps de l’interaction est divisé en deux phases qui concernent la demande/délivrance du bien ou du service, et le règlement de celui-ci lorsqu’il doit faire l’objet d’une compensation financière. Les travaux ont été réalisés sur de nombreux sites parmi lesquels on peut citer un garage (Bonnaud, 1997), un magasin de chaussures (Lepesant, 1997), une boulangerie (Sitbon, 1997), un fleuriste (Delorme, 1997), des boucheries (Hmed, 1997 et 1998), une librairie-papeterie-presse (Dumas, 1998), une agence TCL 29 (Mena, 2000), un dentiste (Gauthey, 2002), sans oublier le cas particulier de la vente à domicile (Lorenzo, 1998).
  • Les modules conversationnels ou développements hors-script. Il est difficile de proposer des généralités dans la mesure où ces modules revêtent la forme de conversations, parfois de conversations à bâtons rompus. On peut néanmoins identifier deux types de modules :
    • les modules d’ordre général entre participants qui ne se connaissent pas ou peu, les thèmes de ces modules étant dits « sans risque » ;
    • les modules d’ordre plus personnel faisant l’objet d’un dévoilement de soi ou d’autrui, pouvant aller jusqu’à la confidence ;

Sur ce point, on pourra consulter les travaux de Bonnaud (1997) au sein d’un garage, Delorme (1997) chez le fleuriste, Carcel (1998) dans un salon de coiffure, Dumas (1998 et 1999) dans une librairie-papeterie-presse et un tabac-presse, et Vosghanian (2002) dans un magasin de retouches.

  • La politesse. La politesse peut être plus ou moins affirmée dans le corps de l’interaction, mais elle est requise dans les séquences d’ouverture et de clôture où on la retrouve de manière systématique. Schématisé de façon synthétique, le rôle de la politesse peut être ramené à trois fonctions principales : réguler les rapports humains en société, ménager ou valoriser les faces des partenaires d’interaction, et gérer ou minimiser les actes qui pourraient éventuellement déclencher des conflits entre les interactants. Ces fonctions principales de la politesse sont mises à jour dans les études réalisées au sein d’un magasin de vêtements et d’équipements sportifs par Perrin (1996), dans une librairie-papeterie-presse et un tabac-presse par Dumas (1999), dans divers petits commerces par Ciolac (2001), dans un bureau de poste par Dugarret (2002), chez un dentiste par Gauthey (2002) et sur divers sites par Kerbrat-Orecchioni (2001b).
  • Le rapport de places. Deux types de rapports de places apparaissent dans les interactions de commerce et de service : un rapport de type plutôt égalitaire ou un rapport de type plutôt inégalitaire. Les positions hautes et basses ne sont cependant pas fixes et varient en fonction des différentes phases successives qui composent l’interaction. On pourra se reporter aux travaux de Chaboud dans une mairie (1997), Dumas dans une librairie-papeterie-presse (1998), Mena dans une agence des TCL (2000), Ciolac dans divers petits commerces (2001), et Gauthey chez un dentiste (2002).
  • Les études comparatives. Deux types d’études comparatives peuvent être recensés :
    • les études intra-culturelles qui comparent les interactions de commerce et de service au sein d’une même culture. Pour la France, on peut renvoyer à Dumas (1999) sur les interactions recueillies dans une librairie-papeterie-presse et un tabac-presse ;
    • les études inter-culturelles qui peuvent porter sur
      • la globalité de l’interaction, comme les recherches de Hmed (1997 et 1998) sur la France et la Tunisie ; Ciolac (2001) sur la France et la Roumanie, Traverso (2001a) sur la France, la Tunisie, le Liban et le Vietnam ; Trinh (2002) sur la France et le Vietnam ;
      • un point particulier et bien précis de l’interaction, comme sur le nombre de participants (Traverso, 1997a), la négociation (Traverso, 2001b), les termes d’adresse (Tran, 1998 ; Dimachki & Hmed, 2001a), le remerciement (Dimachki & Hmed, 2001b), ou la requête (Bui, 1999 ; Hmed, 2002).

Notes
28.

Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives, devenu ICAR (Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations) en mai 2003.

29.

Transports en Commun Lyonnais.