4.1. L’indirection de la requête

Les formulations indirectes des requêtes relèvent toutes de la politesse négative puisqu’elles visent à adoucir le FTA que constitue potentiellement la requête. Toutes les études consacrées à l’étude de l’acte de langage de requête relient les notions d’indirection et de politesse. Leech (1983) propose une classification des fonctions illocutoires en fonction de la notion de politesse. Il montre que différents types de situations impliquent des degrés de politesse différents, et présente une classification basée sur la relation entre les valeurs illocutoires et le but social visant à maintenir la courtoisie. Ce faisant, il associe un degré d’indirection à un degré de politesse.

‘Another way of obtaining a scale of politeness is […] to increase the degree of politeness by using more and more indirect kind of illocution. Indirect illocutions tend to be more polite (a) because they increase the degree of optionality, and (b) because the more indirect an illocution is, the more diminished and tentative its force tends to be (1983 : 108).’

Plus l’énoncé est marqué par l’indirection et plus son caractère directif s’atténue. Ce constat permet à Leech d’établir quatre catégories, les requêtes figurant dans la catégorie des compétitifs au sein de laquelle la politesse est posée comme nécessaire afin de réduire la dissension implicitement dissimulée sous la « compétition » entre le désir du locuteur et ce qui peut être considéré comme les « bonnes manières ». En plus du principe de coopération gricéen, Leech pose un principe de politesse qui peut se paraphraser par « minimiser l’expression de comportements impolis » et son corrélat négatif auquel une importance mineure est attribuée : « maximiser l’expression de comportements polis » 113 . Politesse et impolitesse sont ainsi définies en fonction de leur caractère favorable ou défavorable qui s’applique différemment en fonction des six maximes qui régissent le principe de politesse. La maxime de délicatesse (tact maxim) concerne tout spécialement les requêtes puisqu’elle s’applique aux procédés ayant pour but de maximiser le bénéfice pour le destinataire ou au contraire, de minimiser le coût pour le destinataire. La stratégie de politesse utilisée est donc contextuellement dépendante de la « compétition » entre le but illocutoire et le but social. Dès lors qu’ils optent pour une formulation indirecte de leur requête, les cliagers appliquent donc la maxime de délicatesse en privilégiant le but social au détriment du but illocutoire, en maximisant le bénéfice pour le commagent. Cette stratégie appliquée par le biais de l’indirection concerne tout de même 96.1% des requêtes énoncées à la mairie, 92.9% à La Poste, 89.3% au Crédit Agricole, 87% à la librairie-papeterie-presse et 23.9% au tabac-presse.

Les requêtes restantes formulées sur le mode de la direction doivent, dans la perspective de Leech, être considérées comme impolies à partir du moment où elles ne respectent pas la maxime de délicatesse, excepté lorsqu’elles font l’objet d’une modification externe (cf. § 5). Cette conclusion ne peut être que prématurée à partir du moment où elle ne tient pas compte du contexte dans lequel ces requêtes sont énoncées. Le propos défendu ici ne vise pas à remettre en cause le parallèle largement établi entre indirection de la requête et politesse 114 . Il vise simplement à rappeler que la situation transactionnelle modifie les traits définitoires de la requête. Si la plupart des études dédiées aux requêtes mettent l’accent sur la nécessité de les étudier en contexte, peu d’entre elles ont été consacrées à la requête en situation de commerce ou de service. La conséquence inéluctable est que la requête est systématiquement considérée comme un acte directif, imposant, menaçant, un FTA. Or il a déjà été fait mention à plusieurs reprises de la nécessité de la requête pour l’interaction de commerce ou de service. La requête est inscrite dans le script, et de ce point de vue, la formulation d’une requête de la part du cliager constitue davantage un FFA qu’un FTA puisqu’elle évite au commagent d’avoir à demander au cliager quel est le but de leur rencontre. Par ailleurs, les rôles des participants se définissent autour de la requête : le commagent met à disposition des biens ou services quand le cliager a besoin de ces mêmes biens ou services. Le rôle des deux participants ne peut s’actualiser que par la formulation d’une requête. Comment, dès lors, considérer encore la requête comme un acte directif et menaçant ? La requête n’est autre que l’explicitation par le cliager d’une demande attendue par le commagent. Puisque le commagent attend la requête du cliager, la question qui se pose est de savoir pourquoi un certain nombre de cliagers prennent le soin de formuler leur requête d’une manière indirecte 115 . Pourquoi adoucir un acte de langage qui dans ce contexte n’est pas perçu comme intrinsèquement menaçant ? Deux hypothèses interprétatives s’offrent à l’analyste.

  • La situation transactionnelle n’efface pas complètement le caractère directif et menaçant de la requête. Les formulations adoucies restent donc de rigueur puisque si les cliagers sont conscients du fait que les commagents sont là pour les servir et qu’ils sont en attente de la formulation d’une requête, ils ne peuvent cependant pas se montrer irrespectueux et impolis en le faisant de manière brutale. Dans cette perspective, les formulations directes de la requête seraient perçues comme brutales et menaçantes pour la face négative du commagent.
  • La situation transactionnelle n’est pas réellement prise en compte par les cliagers qui reproduisent le schéma de formulation de requête qu’ils utilisent dans d’autres contextes, sans qu’il y ait une volonté manifeste d’adoucir la requête. Les cliagers iraient ainsi à la facilité en optant pour le type de formulation le plus rapidement accessible parmi le paradigme qui s’offre à eux. Dans cette perspective, les formulations directes de la requête seraient les témoins de l’adaptation du cliager au contexte transactionnel, et plus particulièrement au principe de célérité.

La question soulevée reste cependant entière, sans qu’il soit possible de trancher fermement en faveur de l’une plutôt que de l’autre hypothèse interprétative, la réalité se situant probablement à mi-chemin entre les deux. En effet, le caractère menaçant de la requête ne disparaît pas complètement puisque les cliagers éprouvent le besoin d’en adoucir la formulation. Un autre facteur qui exerce indubitablement une influence sur le type de formulation choisie par le cliager est le caractère routinisé de l’interaction. Les transactions à la librairie-papeterie-presse et au tabac-presse sont davantage routinisées que celle du Crédit Agricole, de La Poste ou de la mairie. Les cliagers sont amenés à se rendre plus régulièrement à la librairie-papeterie-presse et au tabac-presse car les biens disponibles sont des produits de consommation courante. En tant qu’habitués, les cliagers sont donc plus familiers avec le script de l’interaction et avec les rôles des participants mis en présence. Le caractère routinier ou non de la situation peut suffire à expliquer la préférence du recours à certaines formulations. Le cas de la librairie-papeterie-presse doit cependant être mis à part puisque la quasi-totalité des biens sont à disposition du cliager dans les rayons. Pour le cliager, formuler une requête revient à se trouver dans une situation peu familière. Il reste donc d’un côté le tabac-presse avec une large majorité de requêtes formulées directement (76.1%) et de l’autre le Crédit Agricole, La Poste et la mairie où les requêtes sont formulées presque exclusivement de manière indirecte. Il semble donc possible de conclure que plus les cliagers sont engagés dans une interaction routinisée dont ils maîtrisent le script, plus ils formulent leurs requêtes de manière directe ; et qu’à l’inverse, moins les cliagers sont familiers avec le script de l’interaction, et plus ils ont recours à des formulations indirectes.

Notes
113.

C’est la définition de ce principe de politesse qui distingue les conceptions de Leech et de Lakoff : Lakoff pense la politesse comme « a system of impersonal relations designed to facilitate interaction by minimizing the potential for conflict and confrontation inherent in all human interchange », (1990 : 34).

114.

Même s’il convient tout de même de signaler quelques exceptions où l’indirection rend la requête particulièrement impolie : lorsque l’action demandée au destinataire ne lui procure aucun bénéfice (« Can’t you shut up ? », Leech, 1983 : 109).

115.

La formulation indirecte des actes de langage est la source de nombreux malentendus en situation interculturelle, cf. Wierzbicka (1991 : 25 sqq) et Kerbrat-Orecchioni (1994 : 40 sqq).