6.1. Les requêtes co-construites

Lorsque les requêtes des cliagers sont imprécises, les commagents sont contraints de les guider, par une petite série de questions, jusqu’à l’identification du bon référent. Commagents et cliagers participent alors à une co-construction de la requête (Filliettaz, 2001a et 2002d). Cette complexité dans la construction de la requête a souvent été sous-estimée (Ciliberti, 1988 ; Anderson, Aston & Tucker, 1988), voire négligée (Blum-Kulka, House & Kasper, 1989 ; Trosborg, 1995) dans les différentes études qui lui sont consacrées. Anderson, Aston et Tucker montrent tout de même que produire une requête acceptable ne se limite pas à suivre le script de la transaction et à sélectionner une formulation parmi plusieurs possibilités mémorisées.

‘This is because the form of the request, while largely reflecting a concern of acceptability, in the sense of avoiding by repairing unwarranted presuppositions, reflects the fact that acceptability has to be interactively ratified (1988 : 149).’

Ces auteurs envisagent donc la production de la requête de manière conjointe entre les participants à la transaction, mais uniquement dans le sens où l’un d’entre eux anticipe sur l’intervention réactive de l’autre.

‘Consequently the form of the utterance is (at least in part) the outcome of this collaboration between the participants – a « joint production » : where and how utterances begin, and the extent and manner of their continuation, crucially depend on their recipient’s participation and response behavior (ibid.).’

La requête semble être bien plus qu’une co-construction syntaxique. En effet, à chaque bien correspond un nombre d’éléments minimum que le cliager doit fournir au commagent afin de lui permettre d’identifier rapidement l’objet de la requête. Lorsque les éléments minimums ne sont pas explicités par le cliager, le commagent doit le guider parmi les choix qui s’offrent à lui jusqu’à l’obtention d’une requête accessible. Dans ce cas, le commagent guide le cliager, tantôt en le questionnant sur les éléments manquants pour obtenir une requête accessible, tantôt en lui énumérant les choix qui s’offrent à lui.

Reprenons l’exemple du bureau de tabac faisant intervenir deux modèles de paquets de cigarettes de la même marque : l’un contenant 10 cigarettes, l’autre 20. Si le cliager demande simplement un paquet de cigarettes en précisant la marque mais pas la taille du paquet désiré, il oblige la commagente à l’informer de l’existence de ces deux types de paquets et à l’interroger de manière à identifier le type de paquet souhaité.

Corpus tabac-presse : interaction n°1

(103) Client n°2 : un Marlboro
(104) Buraliste : un paquet… de dix ou de vingt
(105) Client n°2 : euh: vingt vingt

Dans le cas présenté ici, l’identification de l’objet se fait rapidement. Elle peut s’avérer beaucoup plus longue et plus complexe, comme dans l’exemple ci-dessous où le cliager demande une enveloppe en omettant de préciser s’il s’agit d’une enveloppe blanche de format carré ou rectangulaire, ou bien d’une enveloppe kraft en demi-format ou en format A4.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°15

(15) Client n°22 : et::: je voudrais une env’loppe
(16) Vendeuse : oui... quel format
  (( Le client montre une dimension avec ses mains. ))
(17) Client n°22 : comme ça
(18) Vendeuse : ordinaire
(19) Client n°22 : oui faites voir
(20) Vendeuse : carrée ou rectangulaire (silence 4’’)
(21) Client n°22 : rectangulaire (pause 3’’) euh: attendez je veux avant (inaudible)
  (( La vendeuse lui montre un format carré. ))
(22) Client n°22 : oui comme ça... oui impeccable

Dans ce dernier exemple, la requête est véritablement co-construite par le cliager et le commagent qui apportent chacun à leur tour un élément qui va permettre au final l’identification exacte de l’enveloppe souhaitée par le cliager. Dans de tels cas, il sera admis avec Filliettaz que

‘performing requests in service encounters does not come down to the production of single speech acts, but consists in complex and co-constructed discourse processes (à paraître b)’

La co-construction de la requête n’est pas sans conséquences : la réponse à la requête – la délivrance du produit – est retardée par l’insertion de cette séquence intermédiaire 117 . Merritt, dans une étude portant sur les questions faisant suite aux questions à valeur de requêtes (cf. stratégie 6), signale que les demandes de précision valent pour une acceptation implicite de la délivrance du produit (1976 : 339). Cette remarque peut être généralisée à toutes les demandes de précision : quelle que soit la forme de la requête initiale du cliager, le fait qu’elle soit suivie d’une demande de précision signifie que le bien ou le service est disponible et que le commagent a simplement besoin d’informations supplémentaires pour le délivrer.

À chaque fois que la requête du cliager nécessite une demande de précision du commagent pour aboutir à une requête co-construite, le cliager n’a pas respecté la maxime de quantité. Grice part en effet de l’idée que le langage, réduit à son contenu explicite, est incapable d’informer. Il ne prend en compte cette capacité que si les interlocuteurs se supposent l’un et l’autre désireux, à travers la conversation, d’informer ou d’être informés. C’est le principe de coopération.

‘Que votre contribution conversationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous, au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel vous êtes engagé (Grice, 1979 : 61).’

Cette supposition générale l’amène à poser que la parole respecte un certain nombre de maximes conversationnelles : la maxime de qualité, la maxime de quantité, la maxime de relation (ou pertinence) et la maxime de modalité. La maxime de quantité qui n’est pas respectée par les cliagers est elle-même divisée en deux sous-maximes : la contribution du locuteur doit contenir le maximum d’informations requis par la situation ; mais la contribution du locuteur ne doit pas contenir plus d’informations qu’il n’est requis par la situation.

‘Que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis (pour les visées conjoncturelles de l’échange). Que votre contribution ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis (ibid.).’

Les requêtes des cliagers qui ne répondent pas à l’exigence de la maxime de quantité sont relativement nombreuses : au total, 34.3% des requêtes directes au tabac-presse et 33.3% au Crédit Agricole font l’objet d’une ou de plusieurs demandes de précisions. En ce qui concerne les requêtes indirectes, 50% d’entre elles à la librairie-papeterie-presse, 45.8% à la mairie, 32% au Crédit Agricole, 23.1% à La Poste et 18.1% au tabac-presse font l’objet d’une co-construction.

Les demandes de précision des commagents font ressortir un trait caractéristique de leur rôle. Les cliagers, concentrés sur la requête qu’ils veulent formuler ne s’imaginent pas, par exemple, qu’il peut exister plusieurs services administratifs à Nantes spécialisés pour les uns dans le traitement des actes de naissance, pour les autres dans les actes de mariages, etc.

Corpus mairie : interaction n°3

(61) Cliente n°5 : (ex)cusez-moi je: mm vous z’avez peut-être l’adresse de Nantes là où on demande quand on est étranger pour demander:… euh les papiers
(62) Guichetier n°1 : un acte de naissance
(63) Cliente n°5 : ouais acte de naissance

De la même manière, dans l’exemple ci-dessous, le cliager qui vient retirer de l’argent sur son compte n’indique que le montant du retrait, et omet de fournir les références nécessaires au commagent pour identifier le compte du cliager.

Corpus Crédit Agricole : interaction n°29

(3) Client n°35 : je pourrais d- retirer quat(re) cents francs sur mon compte
(4) Attachée de clientèle n°3 : vous me donnez le numéro
(5) Client n°35 : oui… 0… 012… 34… 56… 789

Notes
117.

Sur ce point, cf. Jefferson (1972), Schegloff (1972) et Sacks (1995, Lecture 1, Spring 1972).