1.3. Les biens co-construits

Il existe une troisième catégorie de biens qui n’est pas disponible au moment où le cliager pénètre dans le lieu formel. Il ne s’agit pas d’un bien général, du type de ceux étudiés jusqu’ici, que tout un chacun pourrait acquérir, mais d’un bien unique, propre à chaque cliager. Ce bien est élaboré à partir d’informations fournies par le cliager et ordonnées puis inscrites sur un document par le commagent. Ce genre de biens co-construits regroupe la majorité des pièces administratives disponibles au service de l’état civil de la mairie : les déclarations de naissance et de décès, les attestations de sortie du territoire, les recensements pour le service militaire, etc., qui ne pourraient être établies sans les informations apportées par les cliagers ni le pouvoir d’établir le document du commagent.

Ces transactions sont les plus longues dans la mesure où elles font intervenir les deux protocoles – vérification d’identité et signature – ainsi que de nombreux échanges enchâssés destinés à la collecte/délivrance des informations nécessaires à la rédaction de l’acte. Le fonctionnement de la co-construction de ce genre de biens s’appréhende plus facilement à partir d’un exemple.

Corpus mairie : interaction n°39

(3) Client n°47 : c’est pour le recens’ment… s’i vous plaît
(4) Guichetière n°5 : oui… vous z’avez une pièce d’identité
  (( Le client pose sa carte d’identité sur le guichet. La guichetière la prend. ))
(5) Guichetière n°5 : donc vous z’êtes né le vingt janvier quatre-vingt-cinq et vous z’habitez à Roanne
(6) Client n°47 : oui
(7) Guichetière n°5 : d’accord (pause 51’’)
  (( La guichetière se lève et part puis revient avec un formulaire d’attestation de recensement. Elle se rassoit. ))
(8) Guichetière n°5 : vous z’êtes né quand
(9) Client n°47 : le vingt janvier quatre-vingt-cinq
  (( La guichetière remplit manuellement l’attestation de recensement. ))
(10) Guichetière n°5 : votre adresse à Roanne
(11) Client n°47 : le sept quai Tisserands (silence 9’’)
  (( La guichetière porte le renseignement sur l’attestation de recensement. ))
(12) Guichetière n°5 : vous z’êtes lycéen
(13) Client n°47 : oui (silence 28’’)
  (( La guichetière remplit l’attestation. ))
(14) Guichetière n°5 : vous z’avez un diplôme
(15) Client n°47 : le brevet E (silence 13’’)
  (( La guichetière finit de remplir l’attestation, la signe et la tamponne. Elle la pose sur le guichet face au client. ))
(16) Guichetière n°5 : voilà je vais vous d’mander une signature ici s’il vous plaît (silence 2’’)
  (( Le client s’empare du stylo. ))
(17) Client n°47 : je signe là alors =
(18) Guichetière n°5 : = oui (pause 48’’)
  (( Le client appose sa signature. ))
(19) Guichetière n°5 : voilà

La requête principale du cliager est immédiatement suivie du protocole de vérification d’identité auquel succède une demande de confirmation sur l’identité du cliager. La phase de co-construction du bien débute alors avec des échanges ternaires : question du commagent, réponse du cliager, et évaluation du commagent marquée par l’inscription du renseignement sur le document administratif. Viennent ensuite le protocole de signature puis la délivrance du bien. Si l’on schématise cette transaction au moyen du schéma utilisé précédemment, on obtient la représentation suivante :

L’analyse fine de cette transaction permet de rejoindre le problème posé par Streeck & Kallmeyer à propos des gestes et du discours : certains gestes ne peuvent être insérés dans des échanges et semblent dépendre d’une trajectoire qui leur est propre. Ils ne sont pas isolés dans la mesure où ils sont liés avec les échanges par une unité thématique, mais il demeure tout de même impossible de les inclure dans un échange binaire ou ternaire. Le déplacement du commagent du guichet jusqu’à une armoire de rangement où sont entreposés les formulaires vierges d’attestation de recensement ne peut s’insérer en tant qu’intervention évaluative dans l’échange enchâssé de demande de vérification d’identité en raison de la présence d’une intervention évaluative verbale du commagent « d’accord » en (7). De la même manière, l’apposition de la signature du commagent et du tampon de la mairie ne peut s’inscrire dans le protocole de signature. Le protocole de signature se trouve alors réduit à un échange binaire de demande de signature par le commagent et d’apposition de la signature par le cliager alors qu’au Crédit Agricole, ce même protocole est basé sur un échange ternaire avec la signature du commagent pour intervention évaluative.

La co-construction du bien à la mairie se déroule toujours selon le script établi supra : seul le nombre d’échanges enchâssés varie en fonction du bien demandé.