Conclusion : une interdépendance actes de langage/gestes praxiques

La micro-analyse de la transaction dans les interactions de commerce et de service présente l’avantage de donner un accès direct à de multiples phénomènes qu’il serait impossible d’appréhender autrement, mais elle présente l’inconvénient d’isoler des paramètres qui sont pourtant étroitement liés. Le retour à une perspective un peu plus macro donne un accès à ces phénomènes. Ainsi, pris en compte séparément, les premiers et seconds membres des échanges de demande-mise à disposition du bien ne semblent pas entretenir de liens particuliers. Or la mise en relation de l’intervention initiative et de l’intervention réactive montre que les demandes sont exprimées de manière plus directe lorsque l’action demandée est facile à réaliser. Déjà signalée par Blum-Kulka, House & Kasper (1989 : 44) et Neumann (1997 : 80), cette corrélation entre facilité d’exécution et caractère direct de la demande se retrouve dans les interactions de commerce et de service.

À la mairie où les biens demandés par le cliager relèvent soit du type soumis à un protocole de délivrance, soit du type co-construit, plus de 96% des requêtes sont exprimées de manière indirecte. La moitié d’entre elles sont des requêtes non-orientées relevant de la stratégie n°8, donc peu directives, où le cliager ne prend pas en charge la responsabilité de la demande, mais n’assigne pas non plus de contrainte au commagent. Les autres requêtes appartiennent à la stratégie n°1 et sont donc assumées par le cliager. Il n’a toutefois pas été possible d’établir une concordance entre les requêtes véhiculées par les stratégies n°1 et n°8, et les biens co-construits ou soumis à un protocole de délivrance.

Les biens mis à disposition au Crédit Agricole sont tous des biens soumis à un protocole de délivrance que le cliager demande principalement de manière indirecte dans 89.3% des cas. Ces requêtes indirectes sont exprimées par le biais de la stratégie n°1 dans 34% des cas, et de la stratégie n°4 dans 26% des cas, le cliager assumant son rôle de demandeur.

L’analyse de la situation à La Poste révèle bien le statut ambivalent de ce site qui propose deux types de biens : les biens soumis à un protocole de délivrance comme au Crédit Agricole, et les biens en accession directe. Aucune différence significative entre les requêtes directes et indirectes n’a pu être constatée : elles constituent respectivement 52.9% et 47.1% des requêtes. En revanche, une corrélation entre les requêtes directes et les biens en accession directe ainsi qu’entre les requêtes indirectes et les biens soumis à un protocole de délivrance a pu être établie : 87.3% des biens en accession directe font l’objet d’une requête directe quand 95.4% des biens soumis à un protocole de délivrance font l’objet d’une requête indirecte.

Le tabac-presse offre en même temps des biens en libre-service dont le cliager peut s’emparer seul, et des biens nécessitant la formulation d’une requête auprès du commagent. Tous les biens faisant l’objet d’une requête sont des biens en accession directe demandés essentiellement par les formulations directes de la requête : 76.1% des cas. On retrouve cette correspondance entre facilité d’exécution et caractère direct de la requête. Si le cliager opte pour une requête indirecte, c’est la stratégie n°1 qui est préférée dans 54.6% des cas.

Il serait légitime d’attendre le même type de résultats à la librairie-papeterie-presse où l’intégralité des biens sont en accession directe. Cependant, la quasi-totalité d’entre eux sont exposés dans les rayons à la disposition du cliager qui n’a plus qu’à s’en emparer. Lorsque le cliager est contraint de formuler une requête auprès du commagent, il a recours à une formulation indirecte dans 87% des cas. L’hypothèse interprétative la plus probable consiste à admettre qu’à partir du moment où les articles sont à la disposition du cliager, le fait de devoir formuler une requête le met dans une situation délicate où il se voit contraint de reconnaître qu’il n’a su trouver lui-même ce dont il avait besoin. Une différence avec les requêtes indirectes utilisées pour véhiculer les demandes de biens co-construits ou soumis à un protocole de délivrance apparaît néanmoins. Dans 40.9% des requêtes indirectes, le cliager utilise la stratégie n°6 figurant parmi l’une des stratégies indirectes les plus directives puisqu’elle est non seulement orientée vers le récepteur, mais relève également d’un trope illocutoire.

La mise en relation du type de bien et des formulations des requêtes sur chaque site confirme cette corrélation entre la rapidité d’exécution de la requête et la formulation choisie pour véhiculer cette requête. Par ailleurs, la stratégie n°1, l’assertion à la première personne d’un vouloir ou d’un désir, semble constituer une sorte de norme de requête en contexte transactionnel et peut être employée, indépendamment du type de bien demandé et de la rapidité d’exécution de la requête à partir du moment où le cliager s’investit dans le script de l’interaction et accepte d’assumer son rôle de demandeur.

De la même manière, prises en compte séparément, les interventions réactives et évaluatives paiement-remerciement du commagent ne semblent pas liées d’une quelconque manière. Pourtant leur mise en relation montre que les remerciements sont plus fréquents lorsque le paiement est effectué de la main à la main. Sur la totalité des interventions réactives, 67.7% des gestes praxiques de paiement de la main à la main sont suivis d’un remerciement à la librairie-papeterie-presse et 58.9% au tabac-presse alors que le pourcentage des gestes praxiques de paiement sur le ramasse monnaie suivis d’un remerciement ne s’élève qu’à 48.4 à la librairie-papeterie-presse et 47.1 au tabac-presse. La présence de l’hygiaphone à La Poste interdit toute comparaison : l’argent ne peut s’échanger que par une trouée dans la vitre rendant tout contact entre le commagent et le cliager impossible. Il convient tout de même de rester prudent avec cette corrélation entre préhension directe de l’argent et présence de remerciement : d’une part, la différence entre remerciements après la remise d’argent de la main à la main et le dépôt d’argent sur le ramasse-monnaie, si elle ne peut être niée, n’est pas démesurée ; d’autre part, seuls deux sites ont pu faire l’objet de cette étude. Les résultats ainsi obtenus mériteraient d’être vérifiés sur d’autres sites.

La correspondance établie entre la requête et la délivrance du bien puis entre le paiement du bien et le remerciement du commagent tend à prouver l’existence d’un lien entre la formulation des actes de langage et les gestes praxiques qui varient les uns en fonction des autres. Cette interdépendance leur attribue une propriété d’influence, un pouvoir d’action. Les données ne permettent malheureusement pas de mesurer ce pouvoir. Seules des expériences conduites sur le terrain pourraient donner accès à une évaluation. Il serait certainement intéressant de voir s’il y aurait une réaction du commagent, et quelle serait cette réaction si le cliager demandait au tabac-presse un paquet de cigarettes au moyen d’une requête non-orientée du type « est-ce qu’il serait possible d’avoir un paquet de Camel ? », ou un extrait de naissance à la mairie par le biais d’une requête directe à l’impératif telle que « faites-moi un extrait de naissance ! ». Les répercussions de l’absence de remerciement du commagent après le paiement du cliager seraient incontestablement plus difficiles à évaluer dans la mesure où le remerciement ne constitue qu’une intervention évaluative facultative. Une partie des échanges au moment du paiement ne contient pas cette troisième intervention sans qu’aucun malaise ne soit perceptible ni par le commagent, ni par le cliager.

J’ai choisi de traiter ici l’échange de requête-mise à disposition du bien en termes de rapidité d’exécution de la requête. Il serait, cependant, tout à fait possible de l’envisager dans le contexte de la théorie de la politesse de Brown et Levinson (1987) qui montre très bien que la formulation des actes de langage est fonction de la nature et du poids de l’acte demandé d’accomplir : plus l’acte accompli est coûteux et plus la formulation de l’acte de langage requérant l’acte présentera un travail de figuration des faces important. De plus, le contexte de la politesse permet également de rendre compte de l’échange demande de paiement-paiement-remerciement car ce qui vaut pour les FTAs vaut également pour les FFAs (balance principle), comme l’a démontré Kerbrat-Orecchioni (1992). Plus l’acte accompli est généreux, et plus la formulation de l’acte de langage venant le sanctionner présentera un travail de figuration des faces conséquent.