La fonction première de l’interaction de commerce ou de service vise à la satisfaction d’un besoin du cliager. Si la satisfaction de ce besoin distingue l’interaction de commerce ou de service d’autres types d’interactions, elle présente une propriété commune à tous les autres types d’interactions : elle met des individus en contact. Entrer en contact, c’est tisser un lien, afin de se reconnaître le statut de partenaires d’interaction et de développer ou d’entretenir une relation sociale. La réalisation du but global de l’interaction peut donc se doubler de l’élaboration d’une relation entre les partenaires d’interactions. Dans les interactions de commerce et de service, ce lien social se tisse essentiellement par le biais de deux usages : l’usage de la politesse linguistique et le développement de modules conversationnels. Bien que relevant de stratégies et de perspectives différentes, ils ont tous deux pour but de manifester l’intérêt et la sollicitude éprouvée pour son partenaire d’interaction.
Si elle est employée tout au long de l’interaction, la politesse linguistique se trouve plus massivement utilisée dans ce que Goffman appelle les parenthèses rituelles (1973b : 88), c’est-à-dire les échanges d’ouverture et de clôture de l’interaction englobés dans la catégorie plus large des échanges confirmatifs (supportive interchanges, ibid., 73-100). Cette terminologie n’est pourtant pas sans poser de problème en raison des signifiés du terme « parenthèse ». Ici, le signifié « accessoire » que l’on retrouve dans « mettre entre parenthèses » ne doit pas être actualisé : il signifierait que le corps des interactions de commerce et de service, c’est-à-dire la transaction, n’a pas tellement d’importance alors qu’il s’agit justement du cœur de l’interaction. Le terme « parenthèse » doit être compris dans son sens d’entourage. Quel intérêt à retenir cette terminologie ? Le terme « rituel » est particulièrement intéressant et nécessite d’ailleurs
quelques précisions car dans rituel 157 , il y a le présupposé d’une action symbolique ayant un rapport avec le sacré. On peut s’interroger sur le rapport entre le sacré et la politesse. Pour Goffman, le rapport au sacré est toujours présent dans le rituel (cf. le développement sur les faces auxquelles on voue un culte, 1973a et 1974) : Dieu aurait été remplacé dans la société par le culte de la face et de l’individu auquel on doit prodiguer des petits soins. En ce sens, la notion de « rituel » recouvre des pratiques sociales fort diverses, mais qui s’organisent autour de deux propriétés :
En ce sens, le rituel est une action formelle et communicative ayant pour visée première de contrôler ou régulariser une situation sociale, la politesse étant fortement ritualisée.
Ces échanges qu’il est devenu commun d’appeler séquences encadrantes (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 220) ou démarcatives (ibid., 216) sont organisés autour d’un certain nombre d’actes de langages et autres composantes qui permettent aux participants de gérer globalement l’interaction. L’ensemble de ces comportements s’inscrit dans le cadre de la politesse dont les fondements ont été définis précédemment. Ces séquences dépendent plus précisément de ce que Goffman décrit comme des rituels d’accès ‘ (1973b, 87-100), c’est-à-dire des « parades rituelles qui marquent un changement du degré d’accès mutuel » (’ ‘ibid.’ ‘, 88).’ Ces rituels d’accès ont pour but d’établir le contact entre les interactants au moment de l’ouverture de l’interaction par une augmentation de l’accès mutuel et de marquer la séparation – la diminution de l’accès mutuel – en clôture.
Les interactions disposent en général d’un temps de paroles ritualistes dont les formes langagières varient selon les participants et la situation. Il ne faut cependant pas réduire ces séquences aux paroles ritualistes car il existe aussi des formes moins « routinières » de politesse dans ces interactions (sur ce point, cf. Kerbrat-Orecchioni, 2001b). Je vais centrer mon attention sur les formes les plus ritualisées (Firth, 1972 : 29 ; Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 37) de ces séquences. En tant que moments ritualisés, les séquences encadrantes ont une fonction interactive réellement importante puisqu’elles participent activement à l’élaboration et au maintien d’une relation interpersonnelle entre les interactants. Du fait de leur aspect très routinier, ces séquences ont été souvent questionnées, que ce soit au niveau de leur structure (Schegloff, 1968 ; Laver, 1981 ; Anderson, 1988 ; Sacks, 1995 : Lecture 6, Fall 1968 et Lecture 4, Winter 1970), d’un point de vue interculturel (Firth, 1972 ; Coulmas, 1979 ; Ferguson, 1981 ; Kerbrat-Orecchioni, 1994 ; Hmed 2000), ou dans des situations interactives particulières : au téléphone (Schegloff & Sacks, 1973 ; Baker, Emmison & Firth, 2001) dans les conversations familières (Traverso, 1987 et 1996), dans les commerces (Bonnaud, 1997 ; Lepesant, 1997 ; Delorme, 1997 ; Hmed, 1997 et 1998 ; Dumas, 1998 et 1999 ), ou encore dans la vente directe (Lorenzo, 1998 et 1999).
Dans leur analyse des ouvertures et clôtures de conversations téléphoniques, Sacks (1995 : Lecture 4, Winter 1970) puis Sacks et Schegloff (1973) ont percé à jour le mécanisme des échanges de salutations qui fonctionnent sur un mode d’organisation séquentielle : la paire adjacente. Si Schegloff et Sacks (1973 : 297) affirment que les salutations d’ouverture et de clôture prennent la forme d’une paire adjacente, il convient de signaler qu’il peut également arriver qu’elles ne puissent être réduites à cet échange de nature binaire, une ou plusieurs paires venant s’agglutiner pour former l’ouverture ou la clôture. Parfois aussi, une ou plusieurs autres paires adjacentes viennent s’intercaler entre le premier et le second membre de la paire initiale sans que le lien de dépendance conditionnelle entre ces deux membres soit perdu. On se trouve alors en présence de séquences enchâssées (insertion sequences).
Ces deux remarques impliquent de ne plus désigner les débuts et fins d’interaction comme des échanges d’ouverture ou de clôture mais comme des séquences d’ouverture ou de clôture. Ici, le terme de séquence sera distingué de la notion de séquentialité propre au principe de dépendance conditionnelle et entendu comme l’unité intermédiaire entre l’interaction et l’échange 160 défini par Kerbrat-Orecchioni comme :
‘un bloc d’échanges reliés par un fort degré de cohérence sémantique et/ou pragmatique (1990 : 218). ’Les séquences d’ouverture et de clôture seront traitées ensemble car ce sont les séquences les plus ritualisées d’une interaction, et donc celles qui font le plus appel à la politesse linguistique. Firth et Goffman proposent d’ailleurs un fondement à ce rapprochement.
‘Greeting is the recognition of an encounter with another person as socially acceptable. Parting, in a social sense, is the recognition that the encounter has been acceptable. Both involve a concept of a positive social quality in the relationship (Firth, 1972 : 1).’ ‘Pris ensemble, les salutations et les adieux sont des parenthèses rituelles qui enferment un débordement d’activité conjointe, des signes de ponctuation en quelque sorte. C’est pourquoi il convient de les considérer ensemble (Goffman, 1973b : 88).’Chacun à leur manière, Firth et Goffman considèrent donc que les salutations d’ouverture et de clôture constituent une unité qu’il est, par conséquent, impossible de traiter séparément. Ces définitions soulèvent pourtant deux problèmes : l’un lié aux items acceptés en tant que composants de ces séquences, l’autre à la terminologie employée pour désigner les « salutations ».
Les salutations, souvent considérées comme « le noyau dur de la séquence d’ouverture » (Kerbrat-Orecchioni, 1994 : 48) ne sont cependant pas les seules à pouvoir figurer dans cette séquence, ni à initier l’interaction. Aux salutations peuvent s’ajouter des salutations complémentaires, questions sur la santé, commentaires de site, etc. (cf. infra). Il convient donc de distinguer les ouvreurs « qui permettent de passer de la simple co-présence à l’interaction effective » (Traverso, 1999 : 67) des autres procédés à valeur transitoire autorisant un glissement en douceur de la prise de contact au corps de l’interaction. En contexte transactionnel, l’échange de regard, les termes d’adresse (« monsieur »), les offres de service (« est-ce que je peux vous aider »), les questions (« c’est pour quoi »), les appels (« dites-moi »), les excuses (« excusez-moi »), etc. sont également considérés comme des ouvreurs.
L’autre problème a trait à la terminologie utilisée pour désigner les salutations : elle n’est unanime ni en français, ni en anglais. En anglais, on trouve aussi bien greeting pour les salutations d’ouverture et parting pour les salutations de clôture que greeting pour les salutations d’ouverture et de clôture. De même, en français, on relève salutations et adieux, ou salutations pour les débuts et fins d’interactions. Plusieurs valeurs interviennent pour caractériser les actes de langage, mais elles ne se placent pas toutes au même niveau. On distingue, tout d’abord, la valeur « interne » à l’acte de langage : sa valeur illocutoire au sens austino-searlien qui différencie les questions des remerciements, des excuses, etc. Mais les actes de langage peuvent également se distinguer à partir de valeurs « externes » comme leur rapport au système des faces : s’agit-il de FTAs ou de FFAs ?, ou leur valeur conversationnelle. J’adopterai, pour ma part, cette dernière valeur pour distinguer des salutations d’ouverture (ouvreurs) et des salutations de clôture (concluants).
Firth et Goffman, tout comme Goody (1972), identifient chacun trois caractéristiques essentielles pour les salutations d’ouverture et de clôture, bien qu’elles ne se situent pas au même niveau. Tandis que Goody s’intéresse aux fonctions spécifiques aux salutations, Goffman met à jour leurs circonstances d’apparition et Firth les thèmes sociaux qui leur sont attachés.
Goody (1972 : 40) attribue trois fonctions aux salutations : (1) ouvrir une séquence d’actions communicatives (a sequence of communicative acts) ; (2) définir et affirmer l’identité et le rang des interlocuteurs de manière sûre et infaillible ; (3) manipuler (manipulating) une relation de manière à obtenir un résultat spécifique. Elle démontre de quelle manière ces trois fonctions des salutations se mettent en place dans la société Gonja 161 .
Goffman (1973b : 80-81), distingue trois circonstances générales au cours desquelles les échanges confirmatifs ont lieu : les affaires (business), les rencontres fortuites (accident) et les cérémonies, c’est-à-dire que les individus entrent en contact soit à cause des « affaires » qu’ils sont en train d’accomplir, soit fortuitement lorsqu’ils empruntent simultanément mais séparément les mêmes transports en commun ou arpentent les mêmes rues, ou bien intentionnellement lorsqu’il y a une volonté d’un ou de plusieurs des participants d’accomplir un rituel confirmatif envers l’autre. Il convient de signaler le caractère quelque peu incomplet de cette typologie : il peut s’avérer difficile de rendre compte des échanges confirmatifs initiant une rencontre. S’ils débutent alors que deux individus se croisent dans la rue, le contact peut effectivement entrer dans la catégorie « rencontres fortuites », catégorie très hétérogène qui peut regrouper de nombreux cas. En revanche, s’ils sont initiés alors que les deux individus avaient préalablement rendez-vous pour aller au cinéma, la question se pose de savoir de quelle catégorie relève ce type d’échange confirmatif. Il peut éventuellement s’intégrer à la catégorie des « affaires » à condition de ne pas interpréter business dans le sens d’affaires commerciales, mais dans le sens d’affaires courantes. Les interactions de commerce et de service dépendent, bien évidemment, de la catégorie des affaires.
Firth (1972 : 30) identifie trois principes sociaux différents : (1) attirer l’attention (attention-producing) : le but premier des salutations est d’attirer l’attention d’autrui sur la personnalité de chaque participant, que ce soit en ouverture pour se signaler comme interlocuteur potentiel, ou en clôture pour indiquer la fin de l’interaction ; (2) l’identification : les individus concernés souhaitent être différenciés en tant que personnes commençant ou poursuivant individuellement une relation sociale ; (3) la diminution de l’incertitude ou de l’angoisse (reduction of uncertainty or anxiety) liée au contact social qui s’applique plus particulièrement entre personnes qui ne se connaissent pas.
Quels que soient leurs fonctions, leurs circonstances d’apparition ou les principes sociaux qui leur sont attachés, les salutations d’ouverture et de clôture sont conventionnelles et culturellement déterminées (Firth, 1972 : 29 ; Coulmas, 1979 : 244 ; Salins, 1988 : 44 ; Kerbrat-Orecchioni, 1994 : 45). Elles sont basées sur un schéma routinier, qu’il fasse appel à des formes langagières ou relevant de la kinésique. L’approche de ces séquences prendra l’aspect de remarques générales à partir du schéma ordinairement admis.
Sur les différents sens du terme « rituel » et les trois domaines duquel ils relèvent, cf. Charaudeau et Maingueneau (2002 : 509-513).
Les rituels langagiers s’apparentent à la notion de routine (Coulmas, 1979 et 1981) qui sera développée ultérieurement.
Cf. Rivière (1995 et 1996).
À signaler que cette terminologie ne fait pas l’unanimité. Les chercheurs de l’École de Genève, par exemple, utilisent le terme transaction pour séquence (Roulet & al., 1985 : 23 sqq).
Sur l’histoire et les traditions de cette société du nord du Ghana, on pourra consulter Braimah, Tomlinson & Amankwatia (1997).