A. Un premier échange non-verbal

La position de face à face des commagents et des cliagers, leur « orientation frontale », suppose qu’ils se regardent au moment où ils s’adressent l’un à l’autre. L’initiateur « apparent » de l’interaction est la buraliste dans 82% des interactions au tabac-presse, la guichetière dans 77% des cas à La Poste, la vendeuse dans 74% des interactions à la librairie-papeterie-presse, l’attaché de clientèle dans 52% des cas au Crédit Agricole, et l’usager dans 63% des interactions à la mairie. Il est ici question de l’initiateur « apparent » car si le participant ouvre bien l’interaction de manière verbale, ce n’est pas obligatoirement à lui qu’en revient l’initiation réelle. En effet, comme le signale Lacoste à propos de l’accueil à EDF,

‘L’usager a l’initiative : c’est lui qui déclenche la rencontre. L’interaction reçoit sa première mise en forme de cette demande initiale : dès le départ, par la manière de se présenter, de s’adresser au destinataire, de formuler sa demande, le client introduit un cadrage. Par la réponse qu’il apporte, l’agent projette à son tour sa propre perspective (1995b : 126).’

Ceci est valable pour tous les sites questionnés : c’est le cliager qui s’est déplacé pour venir jusqu’ici car il a ressenti le besoin d’acquérir un bien ou de bénéficier d’un service. C’est également lui qui pénètre dans cet univers privé, enchâssé dans un espace collectif, de son plein gré et sur sa propre initiative, débutant ainsi la rencontre. Dans les corpus, le cliager a donc toujours l’initiative de l’interaction bien qu’il existe un autre type d’interactions où les rôles sont inversés et où le commagent est l’initiateur : toutes les interactions où le cliager est convoqué (auditions en milieu policier, convocation de justice, etc.).

Par ailleurs, Schegloff (1968 : 1080) remarque que dans le cas des interactions téléphoniques, la sonnerie du téléphone fait office de sommation (a summons) initiant ainsi l’échange, la réponse attendue étant le « allô » proféré par l’interlocuteur au moment où il décroche. La fonction de sommation peut être remplie par un autre type de sonnerie telle que le timbre de la sonnette de la porte d’entrée comme le notent Traverso (1996 : 67) à l’occasion de visites entre amis et Lorenzo (1998 : 13) dans le cadre de la vente directe. L’ouverture se compose donc d’un premier échange non-verbal composé ainsi :

  • sonnerie du téléphone / coup de sonnette (sommation) ;
  • allô / ouverture de la porte (réponse).

Aucune des ouvertures d’interactions dans les sites étudiés ne repose sur ce schéma binaire d’échange non-verbal. On retrouve pourtant des échanges non-verbaux binaires mais ils ne prennent pas cette forme. Au tabac-presse, la porte d’entrée est munie d’un détecteur de passage qui fait retentir une sonnette lorsque quelqu’un entre. Cette sonnerie constitue le premier membre de l’échange. Mais cette sommation peut tout aussi bien avoir lieu différemment lorsque la porte d’entrée n’est pas munie d’un détecteur de passage, comme c’est le cas à la librairie-papeterie-presse et à La Poste. Il est tout à fait possible de considérer, à la suite de Merritt (1976 : 321, n. 4), que dans ce cas, l’arrivée du cliager sur le site, matérialisée par le franchissement de la porte, fonctionne de manière similaire à la sonnette. En effet, le cliager du tabac-presse n’a pas à accomplir d’action spécifique pour déclencher cette sonnette : cela se fait automatiquement et malgré lui lorsqu’il pénètre dans l’enceinte du magasin. La sonnerie déclenchée par le détecteur de passage ne constitue pas à elle seule la sommation : c’est également le franchissement de la porte par le cliager qui remplit ce rôle. La réponse du participant en position formelle est normalement constituée par un regard indiquant qu’il a pris en compte le nouvel arrivant 162 . Toutefois, cette réponse est parfois absente car le commagent n’est pas nécessairement en mesure de la donner : il est souvent déjà engagé dans une autre interaction avec le cliager qu’il est en train de servir. Au tabac-presse, à la librairie-papeterie-presse et à La Poste, le premier échange non-verbal est donc le suivant :

  • sonnette et/ou franchissement de la porte (sommation) ;
  • regard / absence de regard (réponse / absence de réponse).

Lorsqu’il n’y a pas de réponse non-verbale à la sommation, l’ouverture non-verbale se trouve amputée de l’un de ses membres. Si l’initiative verbale de l’interaction est prise par le cliager, il y a troncation de l’échange non-verbal, mais dans l’hypothèse où c’est le commagent qui prend en charge l’ouverture de l’échange verbal, il est dès lors possible de parler d’échange mixte composé d’une sommation non-verbale et d’une réponse verbale.

Le cas du Crédit Agricole est encore différent puisque le cliager doit actionner la sonnette à l’extérieur afin de se signaler. Après avoir jeté un coup d’œil pour savoir qui souhaite entrer, un attaché de clientèle déclenche l’ouverture de la gâchette électrique de la porte. Au couple sommation-réponse, il faut ajouter un élément supplémentaire pour rendre compte de l’ouverture de l’interaction :

  • coup de sonnette (sommation) ;
  • regard de contrôle et déclenchement de l’ouverture de la porte (vérification et réponse).

La séquence d’ouverture au Crédit Agricole se trouve donc initiée par un échange non-verbal à trois mouvements dont les second et troisième mouvements sont produits par le même participant. Si le troisième mouvement n’est pas réalisé pour une raison quelconque 163 , il est possible de considérer cet abrègement de l’échange comme un raté.

L’ouverture non-verbale à la mairie est basée sur un échange beaucoup plus complexe. En effet, commagents et cliagers sont déjà dans l’enceinte du bâtiment de la mairie, mais le commagent est généralement occupé à servir un cliager lorsqu’un autre cliager arrive. Le cliager qui vient d’entrer doit se munir d’un ticket au distributeur afin de se signaler. Lorsqu’il a terminé de servir le cliager précédent, le commagent actionne le bouton qui va faire avancer le compteur en émettant un bip sonore. Ce geste a une double valeur puisqu’il constitue en même temps une réponse à la sommation du cliager qui vient de se munir d’un ticket et une sommation pour ce même usager d’avancer jusqu’au guichet afin de se faire servir. Le cliager répond à ce signal visuel et sonore en avançant vers le commagent. L’ouverture non-verbale à la mairie ne se compose donc pas d’un, mais de deux échanges imbriqués où la deuxième unité formelle est une unité médiane fonctionnellement bivalente, un « élément Janus » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 244). L’échange non-verbal qui ouvre les interactions à la mairie peut être schématisé ainsi :

  • retrait de ticket (sommation) ;
  • affichage visuel et bip sonore (réponse et sommation) ;
  • avancée vers le guichet (réponse).

La réalisation de ce premier échange non-verbal remet en question l’affirmation de Conein (1989 : 200) selon laquelle les salutations constituent « une technique de commencement », et « d’ouverture des canaux ». Ceci n’est acceptable qu’à la condition de considérer les salutations comme une technique d’ouverture du canal verbal.

Notes
162.

Pour les commerces, Traverso (1998a : 3) préfère parler d’« accusé de réception ».

163.

On peut par exemple imaginer que le coup de sonnette intervient quelques minutes après l’heure de la fermeture alors que les commagents sont encore à leur poste de travail en train de servir les derniers cliagers mais qu’ils ne désirent plus en faire entrer d’autres, ou bien en cas de hold-up.