B. Les échanges verbaux

Les échanges verbaux soulèvent des questions diverses : dans un premier temps, on peut s’interroger sur l’initiateur de ces échanges : s’agit-il systématiquement du commagent ? Du cliager ? Ou n’y a-t-il pas de règle absolue en la matière ? Comment ces échanges sont-ils initiés ? Quels actes de langage y sont acceptés ? De quelle manière le destinataire réagit-il ? Comment prennent-ils fin ? Pour quelle raison ? Autant de questions auxquelles seule une micro-analyse peut tenter de répondre.

Concernant le début de l’échange, les chiffres révélant l’initiateur de cette partie de la séquence d’ouverture des interactions ne vont pas tous dans le même sens. En effet, à l’heure actuelle, « il n’existe plus guère de préséance en la matière » (Kerbrat-Orecchioni, 1995c : 102) et le cliager peut tout aussi bien prendre l’initiative d’ouvrir l’échange le premier que le commagent. Néanmoins, sur la plupart des sites, le participant en position institutionnelle semble prendre en charge cette ouverture verbale de l’interaction. Il y a cependant des exceptions. Cette contradiction est d’ailleurs déjà apparue puisque Coupland (1983) signale à propos d’interactions recueillies dans une agence de voyage que 80% des échanges verbaux sont initiés par les commagents alors qu’Anderson (1988) et Ciliberti (1988) notent le contraire à propos de transactions en librairie avec respectivement 72% d’initiatives de la part des cliagers et 8 interactions sur 15 – soit 53%. Seule Anderson (ibid., 61) propose une explication qui pourrait justifier que l’initiative verbale de l’ouverture incombe davantage au cliager qu’au commagent : il cherche à attirer l’attention du commagent, fréquemment au moyen d’une formule d’excuse (attention seeker) du type « excusez-moi ».

Figure 28 – Répartition en pourcentages de l’initiateur verbal de l’interaction
Figure 28 – Répartition en pourcentages de l’initiateur verbal de l’interaction Résultats obtenus à partir du nombre total d’interactions composant les corpus.

Les pourcentages indiquant l’initiateur verbal de l’interaction montrent qu’il s’agit du participant en position institutionnelle à la librairie-papeterie-presse (alors que Ciliberti (1988) et Anderson (1988) notent le contraire), au tabac-presse, au Crédit Agricole et à La Poste. Ils sont particulièrement élevés pour la librairie-papeterie-presse, le tabac-presse et La Poste, mais ils s’expliquent principalement par le fait que les cliagers produisent une sommation en entrant. Les commagents sont souvent déjà occupés à servir d’autres cliagers et ne peuvent donc pas toujours répondre à la sommation non-verbalement par un regard. C’est pourquoi ils prennent souvent l’initiative de l’ouverture verbale, celle-ci venant répondre verbalement à la sommation non-verbale. Les commagents signalent ainsi aux cliagers qu’ils sont là, prêts à les servir et à leur venir en aide si besoin était. Les commagents informent aussi les cliagers qu’ils les considèrent dès lors comme des cliagers potentiels. En prenant l’initiative de l’ouverture verbale de l’interaction, les commagents réaffirment également leur rôle d’hôte, de propriétaire ou de responsable du lieu et souhaitent la bienvenue.

Parmi les études sur des sites similaires au sein du projet « commerces », Sitbon (1997) signale que 58 interactions sur 60 sont initiées verbalement par la boulangère, soit 96.5%. En reprenant le corpus de La Poste lyonnaise, on obtient des résultats qui vont dans le même sens que ceux établis à La Poste roannaise : 83.4% des ouvertures verbales sont prises en charge par les commagents.

Au Crédit Agricole, ce phénomène paraît toutefois beaucoup moins net et il s’avère plutôt qu’il y a une prise en charge partagée du début verbal de l’interaction, les attachés de clientèle et les cliagers l’initiant tour à tour. Cette situation ne crée aucun raté dans l’ouverture à partir du moment où l’échange non-verbal est complet avec une sommation du cliager et une réponse de l’attaché de clientèle. L’initiative de l’ouverture verbale de l’interaction peut donc être prise en charge indifféremment par l’un ou l’autre des participants, le principe d’accueil semblant à peine prévaloir sur celui du nouvel arrivant.

En reprenant le corpus collecté par Mena à l’agence des TCL (2000), on retrouve exactement les mêmes proportions : le commagent initie l’échange verbal dans 52% des ouvertures. Ce constat invite à se demander si cette quasi-symétrie au niveau de l’initiative verbale est propre aux services commercialisés ou s’il s’agit d’une simple coïncidence.

Le fait que ce soient les cliagers qui prennent l’initiative de l’ouverture verbale de l’interaction à la mairie semble plus difficile à expliquer. En effet, les commagents sont eux aussi là au service des cliagers comme ils le leur rappellent souvent en fin d’interaction lorsque les cliagers les remercient pour le service rendu et qu’ils leur répondent à ce moment-là « (je suis) à votre service », mais ne semblent pas ressentir la nécessité de le leur rappeler en leur souhaitant la bienvenue. On peut formuler l’hypothèse suivante : l’échange non-verbal qui ouvre l’interaction étant toujours complet, chacune des deux parties peut s’attribuer l’initiative verbale. Or les commagents sont présents pour rendre service aux cliagers et ils leur laissent bien souvent l’opportunité d’ouvrir verbalement l’interaction et de solliciter le service, marquant vraisemblablement ainsi la position haute que leur confère leur position institutionnelle en laissant les cliagers appliquer le principe du nouvel arrivant.

Reprenant le corpus collecté par Chaboud (1997) dans une mairie de la banlieue lyonnaise, on parvient à un pourcentage de 76.4 d’ouvertures verbales prises en charge par les commagents. Ces résultats entrent en complète contradiction avec ceux obtenus à la mairie roannaise. Un élément contextuel peut venir justifier cette différence : à la mairie du Rhône, il n’y a pas de système de ticket attribuant les tours des cliagers qui attendent dans la salle spécialement aménagée pour eux. Les commagents n’appellent donc pas les cliagers au moyen d’un bip sonore comme à la mairie de Roanne. Comme il sera démontré ultérieurement, ce n’est d’ailleurs pas le même genre d’ouvreur qui est utilisé par les commagents dans les deux sites : à Roanne, l’ouvreur majoritairement employé est une salutation, généralement « bonjour », alors que dans l’autre mairie, la salutation d’ouverture est fréquemment précédée d’un terme d’adresse ou d’un énoncé à fonction d’appel : « monsieur… bonjour » ou « vous venez là monsieur… bonjour ».

Une spécificité des interactions à la librairie-papeterie-presse et du tabac-presse mérite d’être signalée : la plupart du temps, lorsque ce sont les cliagers qui débutent l’interaction, la vendeuse ou la buraliste sont occupées à autre chose. Elles choisissent généralement d’interrompre l’interaction dans laquelle elles sont engagées pendant quelques instants afin de produire le second membre de l’échange. Cette remarque est importante, ainsi que le note Schegloff :

‘a distinction must be made between a party’s « presence » and his « availability » to interact (1968 : 1089).’

On peut donc s’interroger sur le bien-fondé de cet échange de salutations puisqu’il ne pourra pas être immédiatement suivi de l’interaction elle-même. Cette ouverture du canal verbal par le cliager fonctionne en réalité comme une interpellation. Cette interpellation du cliager n’a pas pour but d’ouvrir une interaction puisque les commagents sont déjà engagés dans une autre interaction ou bien occupés, mais de signaler leur présence. Cette prise en compte immédiate de l’autre cliager n’entraîne cependant pas, pour des raisons de politesse envers le cliager engagé dans l’interaction avec les commagents, le début d’une interaction immédiate. Dans ce cas, le respect des tours de parole est fortement contraint : les cliagers déjà présents dans le magasin sont privilégiés et les nouveaux arrivants sont souvent salués et saluent eux-mêmes, mais ils se doivent d’attendre la fin de l’interaction entre le cliager qui les précède et la vendeuse ou la buraliste pour prendre enfin la parole.

Au Crédit Agricole, à La Poste et à la mairie, lorsque les commagents sont déjà engagés dans une interaction avec un cliager, le nouvel arrivant ne prend jamais la liberté de les saluer. Il va se placer dans une file d’attente et faire la queue. Ce n’est que lorsque son tour d’être servi sera arrivé qu’il pourra prendre en charge l’ouverture de l’interaction s’il le souhaite. Les interactions qui se déroulent dans ces lieux clos semblent donc être plus formelles et plus contraintes. Une explication possible tient au fait que ce sont des lieux où des informations plus ou moins confidentielles sont échangées : noms, prénoms, dates de naissance, numéros de comptes bancaires, etc. En n’intervenant pas dans l’interaction entre le commagent et le cliager, le nouvel arrivant manifeste son respect de la confidentialité – tout comme il espère sans doute que les nouveaux arrivants le feront lorsqu’il sera lui-même servi. Les incursions dans les échanges des autres sont tolérées à la librairie-papeterie-presse et au tabac-presse car il s’agit d’interactions assez ludiques au cours desquelles il n’y a normalement pas d’informations confidentielles qui sont dévoilées.

Qu’elle soit initiée par le commagent ou le cliager, la phase d’ouverture de l’interaction peut prendre trois « formes » diverses. Ce ne sont cependant pas trois possibilités distinctes au sein d’un même paradigme qui s’offrent aux participants : il s’agit en réalité d’une forme, la plus normale, celle qui a recours aux ouvreurs, et qui fait donc appel à des rituels d’ouverture totalement indépendants de la transaction (salutations, termes d’adresse, etc.). Viennent ensuite les « préliminaires » à la transaction (questions de salutation, assertions de salutation, etc.), puis l’entrée directe dans la transaction sans aucune séquence préliminaire (demande immédiate du cliager). La séquence d’ouverture peut donc être considérée comme un grand pré-, en quelque sorte, un pré- à la transaction, qui peut se limiter à un ouvreur, une intervention intermédiaire, ou enchaîner les deux. Ainsi, l’entrée dans la transaction se fait de manière progressive avec des préliminaires plus ou moins dépendants.

Cette entrée progressive dans la transaction pose des problèmes de traitement : comment rapporter dans des catégories rigides des phénomènes aussi flous et complexes ? Les différentes possibilités d’ouvrir verbalement les interactions de commerce et de service seront envisagées dans un premier temps, avec les réactions auxquelles elles donnent lieu (premier échange symétrique ou complémentaire) puis les différentes possibilités combinatoires qui s’offrent aux participants : simple échange de salutations, échange de salutations et échanges intermédiaires, entrée directe dans la transaction, etc. La salutation d’ouverture apparaît comme l’entrée en interaction verbale préférée des participants.

Notes
164.

Résultats obtenus à partir du nombre total d’interactions composant les corpus.