2.1. Les questions de salutation

De prime abord, ces microrituels du quotidien (Javeau, 1992 : 66)semblent relever de cas particuliers de salutations dans la mesure où ils font suite à un échange de salutations préalable. André-Larochebouvy considère que ce qui caractérise et définit les salutations complémentaires est essentiellement leur position séquentielle dans l’interaction : elles interviennent après un échange de salutations. Afin de poursuivre la séquence d’ouverture, les participants – qui se connaissent déjà – échangent des informations sur leur état de santé. Les salutations complémentaires possèdent donc un statut intermédiaire : elles font suite à un échange de salutations et précèdent l’entrée dans le corps de l’interaction, offrant, par conséquent, aux participants la possibilité d’inaugurer un échange de type conversationnel. Elles servent donc d’amorce au démarrage du corps de l’interaction, c’est-à-dire d’exorde (André-Larochebouvy, 1984 : 69).

Les questions de salutations ne sont pas attestées dans tous les corpus, les participants n’étant pas toujours suffisamment intimes pour se permettre l’incursion territoriale qu’elles supposent. On relève tout de même 8 cas au tabac-presse, 7 à La Poste, 4 au Crédit Agricole et un à la mairie. Il n’est malheureusement pas toujours aisé d’après les exemples des corpus de savoir dans quelle mesure les questions ont été posées ou interprétées avec une valeur de salutation ou bien avec une véritable valeur de question sur la santé. Kerbrat-Orecchioni propose un élément supplémentaire pour les distinguer : la place de la question de salutation dans la séquence d’ouverture.

‘Plus il [le « ça va ? »] vient tôt, plus il ressemble à une salutation ; plus il est différé, plus il risque d’être interprété comme une vraie question (2001a : 112-113).’

Ce critère s’avère effectivement très utile, mais pas dans tous les cas : il est parfois des énoncés placés en début d’interaction qui sont interprétés comme de véritables questions sur la santé et auxquels le destinataire répond par un long développement alors que d’autres énoncés intervenant en cours d’interaction ne trouvent qu’une réponse préférée de type « ça va ! » ne permettant pas de savoir s’ils ont été compris comme des salutations ou de réelles demandes de renseignements.

Selon Traverso,

‘L’échange le plus formel de salutations complémentaires serait le suivant : ’ ‘ A comment allez-vous’ ‘ B très bien / merci / et vous-même’ ‘ A très bien / merci (1996 : 70).’

Dans cet exemple prototypique de salutations complémentaires, l’intervention réactive de l’allocutaire (désigné par B) comprend en fait trois actes :

  • une réponse à la question sur la santé posée par le locuteur (désigné par A) ;
  • un remerciement pour la manifestation de sollicitude du locuteur ;
  • un renvoi de la question sur la santé.

Dans les cas recensés, l’échange prototypique de questions de salutations proposé par Traverso n’est jamais attesté ; le remerciement pour la question sur la santé étant systématiquement absent. Cette absence de remerciement pose problème car

‘s’enquérir de la santé de quelqu’un, de sa famille ou de l’état de ses affaires, c’est lui manifester un signe de sympathie et d’intérêt (Goffman, 1974 : 65).’

Elles jouent également un rôle très important au niveau de la relation interpersonnelle à partir du moment où le participant qui se voit questionné reçoit un témoignage d’intérêt de la part de son interlocuteur. Pour le questionneur, c’est l’occasion de manifester la considération qu’il porte à son interlocuteur en flattant sa face positive.

Dans les interactions de commerce et de service, elles s’échangent surtout entre cliagers habitués et commagents qui possèdent une histoire conversationnelle. Elles confèrent ainsi aux habitués un « statut "à part" » (Doury, 2001 : 123) : des liens particuliers ont été tissés par les commagents et les cliagers et ils les mettent en avant afin d’exposer cette relation particulière et de marquer une différence par rapport aux autres cliagers.

Qu’elle prenne un aspect formel ou plus familier, la question de salutation possède une structure pragmatique mixte (Kerbrat-Orecchioni, 2001a : 112) puisque sa forme invite à la considérer comme une question sur l’état physique, psychique ou psychologique du participant auquel elle se destine, mais sa position dans la séquence d’ouverture invite plutôt à la considérer comme un développement de l’échange de salutations qui la précède.

‘Les questions sur la santé, initiées par le commerçant, constituent les ajouts au script minimal les plus fréquents… (état psychologique, situation professionnelle, familiale, etc.). Elles peuvent être traitées par le client comme :’ ‘- des questions rituelles, appelant une réponse non moins rituelle et souvent symétrique (« ça va »), l’échange s’achevant là ;’ ‘- de vraies questions, susceptibles de recevoir aussi bien une réponse positive que négative (Doury, 2001 : 123).’

Le bénéficiaire de ce signe de sympathie devrait donc normalement témoigner de la reconnaissance à l’auteur de cette marque d’intérêt. Il semble difficile de trouver une explication à cette absence de remerciement. Il est par ailleurs intéressant de signaler que toutes les questions de salutations relevées dans les interactions sont initiées par les commagents. Les questions de salutation relevées ne comprennent donc pas d’acte de remerciement, mais il faut signaler qu’elles dévient également du schéma général proposé par Traverso en d’autres points.

  • Les questions de salutation dont la valeur ne peut être déterminée ni par la forme de l’énoncé ni par la réponse apportée.

Ni la formulation du locuteur, ni la réponse apportée par l’allocutaire ne véhiculent d’information sur l’encodage ou le décodage.

Cas n°1  : le questionné répond et renvoie la question sans remercier

Corpus Crédit Agricole : interaction n°30 

(8) Cliente n°37 : bonjour madame
(9) Attachée de clientèle n°3 : bonjour madame… z’allez bien
(10) Cliente n°37 : ça va et vous
(11) Attachée de clientèle n°3 : ça va

En dépit de l’absence de remerciement de la part de la cliagère pour la sollicitude de l’attaché de clientèle, on se trouve bien en présence d’un échange complémentaire au sein duquel les interactants donnent chacun une information : tout va suffisamment bien pour que l’on puisse passer au but de la rencontre.

Cas n°2  : le questionné répond à la question mais ne remercie ni ne renvoie la question au questionneur

Corpus La Poste : interaction n°34

(1) Guichetière : bonjour
(2) Client n°38 : bonjour
(3) Guichetière : ça va
(4) Client n°38 : mais oui bien sûr… lent’ment mais sûr’ment

Ici, la question est au seul bénéfice du cliager qui ne remercie pas la commagente pour sa bienveillance et ne s’inquiète pas non plus de savoir si elle-même va bien.

Cas n°3  : le questionné ne répond pas à la question et ne remercie pas le questionneur mais lui renvoie la question

Corpus tabac-presse : interaction n°1

(1) Buraliste : bonjour
(2) Client n°1 : bonjour Pierrette
(3) Buraliste : comment ça va = (sourire)
(4) Client n°1 : = et toi
  (( Le client n°1 pose ses journaux sur le comptoir-caisse. ))
(5) Buraliste : ça va

Le cliager ne répond pas à la question qui lui est posée. Il y a tout de même une impression de troncation assez nette laissée par les exemples de ce type puisque la buraliste ne peut pas savoir si le cliager va bien. On peut s’interroger sur le pourquoi de ce renvoi de la question sans réponse et se demander si le cliager n’a pas usé de cette stratégie car lui-même ne souhaitait pas répondre.

  • Les questions de salutation dont la valeur peut être déterminée par la réponse apportée

La manière dont le destinataire répond à cette question donne une indication sur le décodage qu’il a effectué pour cette intervention.

Cas n°1  : la valeur de salutation est prise comme valeur principale

Ce sont des exemples dans lesquels le cliager ne répond pas directement à propos de son état de santé, mais enchaîne sur un élément du monde extérieur qui pourrait influencer son état de santé. Dans ce cas, bien que la réponse n’exclue pas complètement la valeur de question sur la santé, on se trouve très proche de la salutation. La réponse la plus fréquemment attestée implique le temps qu’il fait ou la température extérieure, indiquant par là-même que l’état psychique et physique des individus semble complètement lié aux caprices du ciel.

Corpus tabac-presse : interaction n°7

(1) Cliente n°9 : bonjour madame
(2) Buraliste : bonjour… ça va (sourire)
(3) Cliente n°9 : oui… fraîchement
(4) Buraliste : oui… ouais très pluvieux

Les réponses de ce type constituent souvent un préalable à l’entrée en conversation, et se voient attribuer un rôle transitionnel, jouant ainsi la fonction de « brise-glace » (Dumas, 1999 : 186) ou de « passerelle » (Kerbrat-Orecchioni, 2001a : 119).

(5) Cliente n°9 : j’ai gardé la jupe mais j’ai mis le pull… j’ai mis la veste quoi
(6) Buraliste : la mini jupe
(( La buraliste se penche par-dessus le comptoir-caisse pour regarder. ))
(7) Cliente n°9 : non pas trop court moi [j-
(8) Buraliste : [oh non y a pire
(9) Cliente n°9 : je rallonge un peu maint’nant avec l’âge hein
(10) Buraliste : oh ben alors:: vous z’avez des jambes superbes =
(11) Cliente n°9 : = ben c’est pas ça… c’est que euh::: au travail elles z’y voient pas euh: du même œil que moi quoi
(12) Buraliste : ah oui
(13) Cliente n°9 : ben les bonnes femmes dans les z’usines… c’est infernal
(14) Buraliste : oh la la =
(15) Cliente n°9 : = c’est vrai hein
(16) Buraliste : faut travailler avec des z’hommes (rires)
(17) Cliente n°9 : ah oui ben pff… ouais
(18) Buraliste : ouais c’est pas mieux non plus

Ainsi, comme le note Kerbrat-Orecchioni à propos de cet exemple,

‘on voit ici clairement comment fonctionne le mécanisme de glissement thématique : la question-de-salutation engendre un petit développement sur le thème de la météo, thème sur lequel va se greffer celui de la tenue appropriée et de la minijupe, qui va servir d’amorce à une petite conversation sur le thème plus « sérieux » du sexisme qui sévit sur les lieux de travail (ibid., 120).’

Un autre type de réponse que l’on retrouve moins fréquemment, mais tout de même suffisamment pour pouvoir le remarquer concerne la fin de la période ouvrée de la journée ou la proximité de vacances.

Corpus tabac-presse : interaction n°15

(1) Buraliste : bonjour (sourire)
(2) Client n°19 : bonjour
(3) Buraliste : ça va
(4) Client n°19 : oui quand la journée est finie ça va

La réponse du cliager montre bien qu’il a interprété cette question de salutation avec une valeur dominante de salutation. La buraliste qui souhaitait apparemment donner une valeur de véritable question de salutation à sa demande enchaîne sur la possibilité de commenter cette réponse du cliager.

(5) Buraliste : la journée est finie
(6) Client n°19 : oui… quand on travaille dur on a fini à huit heures
(7) Buraliste : dans quoi:
(8) Client n°19 : je ramasse les poubelles
(9) Buraliste : ah oui… mais toujours
(10) Client n°19 : ouais =
(11) Buraliste : = oh mais j’ai cru que t’avais arrêté là =
(12) Client n°19 : = pas encore… bientôt
(13) Buraliste : ah ouais
(14) Client n°19 : encore trois s’maines
(15) Buraliste : encore (sourire)
(16) Client n°19 : encore trois s’maines =
(17) Buraliste : = ou plus que (rires) ah ouais… t’en as marre
(20) Client n°19 : ah ouais

La buraliste rebondit donc sur la possibilité de commenter la réponse du cliager, et petit à petit, l’interprétation rituelle que le cliager avait donné à la question de salutation va s’estomper pour prendre une valeur de réponse à une véritable question sur la santé.

Cas n°2  : la valeur de question sur la santé est prise comme valeur principale

Dans ce cas de figure, la question posée par le commagent est interprétée par le cliager comme une demande de renseignement sur son état de santé.

Lorsque la question est interprétée par le cliager comme une demande de renseignement sur son état de santé, cela donne généralement naissance à un développement assez bref : le cliager éprouvait vraisemblablement le besoin de faire savoir qu’il était malade, mais le commagent, qui ne dispose pas forcément de beaucoup de temps pour écouter le récit du cliager, ne pose pas de questions supplémentaires et se contente d’écouter la réponse.

Corpus tabac-presse : interaction n°29

(1) Client n°42 : bonsoir
(2) Buraliste : z’allez bien (sourire)
(3) Client n°42 : oh ouais… une bonne bronchite euh:
(4) Buraliste : oh ben: 
(5) Client n°42 : j’ai un: début de sinusite euh: c’est le printemps