3. Pas de séquence d’ouverture : entrée directe dans la transaction

Il reste un petit nombre d’interactions dont il n’a pas encore été question parce qu’elles ne possèdent pas de séquence d’ouverture verbale prenant la forme d’une salutation ou d’un autre ouvreur à valeur de salutation. Après le premier échange non-verbal incontournable, la transaction est directement initiée par le commagent ou le cliager dans 17.5% des cas au Crédit Agricole, 9% au tabac-presse, 7.5% à La Poste, 5.3% à la librairie-papeterie-presse, et 5% à la mairie. Les situations qui peuvent mener les participants à ne pas produire de séquence d’ouverture sous forme d’échange de salutations sont nombreuses et semblent avoir un principe de fonctionnement complexe. Pour certaines de ces situations, un effet de troncation, voire de transgression de la règle de politesse est très fortement ressenti alors que pour d’autres, il l’est moins, parfois pas du tout. Ceci est de plus très subjectif et ce que certains individus considèrent comme une violation des règles de politesse peut être perçu de façon beaucoup moins nette par d’autres interactants.

Il existe un certain nombre de facteurs qui peuvent influer sur le contexte et conduire les participants à élider la séquence d’ouverture verbale. Plusieurs cas peuvent ainsi être distingués.

Cas n°1  : la situation d’urgence

Il peut y avoir une situation d’urgence qui fait que les participants ne prennent pas le temps de se saluer mais entrent immédiatement dans le vif du sujet en abordant sans plus attendre le but de l’interaction.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°35

  (( Le client entre dans le magasin en courant. ))
(1) Client n°48 : vous z’avez un feutre rouge
(2) Vendeuse : un feutre rouge

Dans cette interaction, le cliager n’est autre qu’un commerçant voisin qui a dû laisser son magasin pour venir à la librairie-papeterie-presse. La situation d’urgence tient au fait qu’il doit certainement se dépêcher de manière à éviter qu’un cliager ne pénètre dans son magasin en son absence.

Corpus mairie : interaction n°38

(1) Client n°46 : euh excusez-moi c’est très z’urgent (pause 1’’) je: passe le permis… je me suis fait voler ma carte d’identité
  (( Le client pose une déclaration de perte sur le guichet, ainsi qu’une photo d’identité et diverses cartes. ))
(2) Guichetière n°5 : oui
(3) Client n°46 : j’ai fait une déclaration de vol
(4) Guichetière n°5 : oui
(5) Client n°46 : et l’inspecteur veut… une pièce de la mairie… avec euh::… ma photo tamponnée… sinon i veut pas que je passe le permis… et je dois le passer dans:… dans dix minutes c’est pour ça c’est très z’urgent

Dans cet exemple à la mairie, la situation d’urgence est également liée à une contrainte temporelle : au total, l’usager ne possède que dix minutes pour faire établir le document administratif et retourner sur le lieu de rendez-vous pour rejoindre l’examinateur du permis de conduire et présenter son document officiel. Il prend cependant le temps de faire précéder sa requête d’une formule d’excuse. L’excuse a été analysée en tant que modification externe de la demande lorsque l’interaction comportait une séquence d’ouverture. Pour des raisons d’homogénéité de l’analyse, cette excuse n’a pas été traitée différemment, mais on pourrait également la considérer comme un ouvreur à fonction d’appel.

Cas n°2  : le commagent est déjà occupé

Lorsqu’il se trouve déjà engagé dans une activité d’un autre type, le commagent n’est pas en mesure de servir le cliager immédiatement. Dans ce cas, deux scénarios sont possibles.

— Le cliager s’impatiente et formule directement une requête. La formulation d’une salutation est peu probable dans ce contexte : le cliager ne souhaite pas ouvrir le canal de communication mais être servi rapidement.

Corpus Crédit Agricole : interaction n°11

  (( La sonnette de la porte d’entrée retentit. L’attachée de clientèle n°3 lève les yeux pour regarder qui souhaite entrer puis appuie sur le bouton permettant de déclencher l’ouverture de la gâchette électrique de la porte. La cliente s’avance d’un pas rapide vers l’attaché de clientèle n°1 qui, occupé à effectuer une opération sur son ordinateur, a les yeux rivés sur l’écran. La cliente n°12 tient un relevé du GEX à la main. Après 7 secondes.))
(1) Cliente n°12 : dites-moi euh… mon ex-mari doit me verser ma pension… (en)fin me virer ma pension (pause 2’’) sur mon com:pte… chèque (pause 2’’) vous pouvez le voir ça… pa’ce qu’il… elle a pas été versée… et i m’a dit que ça s’rait fait tous les vingt-sept

Corpus La Poste : interaction n°9

Lorsqu’il entre dans le bureau de poste, le cliager s’avance vers le guichet alors que le cliager n°10 n’est pas encore parti. La guichetière est en train de ranger la monnaie donnée par le cliager n°10 dans son tiroir-caisse.

(1) Client n°11 : un carnet s’i vous plaît
(2) Guichetière : un carnet (silence 4’’)
  (( La guichetière continue de ranger les pièces laissées en paiement par le client n°10 dans son tiroir-caisse. ))
(3) Client n°10 : au r’voir messieurs dames
(4) Guichetière : au r’voir monsieur

— Le cliager attend patiemment que le commagent soit prêt à le servir. Toutefois, l’absence d’échange de salutations semble pouvoir s’expliquer par la longueur du laps de temps qui s’est écoulé entre le premier échange non-verbal et l’ouverture verbale.

Corpus Crédit Agricole : interaction n°26

  (( La sonnette de la porte d’entrée retentit. L’attaché de clientèle n°1 lève les yeux pour regarder qui souhaite entrer puis appuie sur le bouton permettant de déclencher l’ouverture de la gâchette électrique de la porte. La cliente n°31 s’avance vers l’attachée de clientèle n°3 qui est occupée à effectuer une autre opération. La cliente n°31 pose son chéquier sur le guichet. Trente-deux secondes s’écoulent avant que l’attachée de clientèle n’ait terminé. ))
(1) Attachée de clientèle n°3 : OK… alors
(2) Cliente n°31 : je voudrais r’tirer… trois mille… six cents francs:: (silence 11’’)

Cas n°3  : l’interaction est temporellement contrainte

Toutes les interactions de commerce et de service sont temporellement contraintes par le principe de la file d’attente. Le premier cliager arrivé est – sauf cas exceptionnel – toujours le premier servi : c’est le principe de célérité. La durée de l’interaction est donc tributaire de l’affluence sur le site, et lorsque l’affluence est grande, les formules rituelles de politesse peuvent être omises. En période d’affluence, l’absence de salutations n’est alors plus perçue comme un FTA, mais comme un FFA visant d’une part à économiser le temps du commagent en l’accaparant le moins longtemps possible, et d’autre part à écourter le temps d’attente des autres cliagers.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°11

(11) Client n°15 : bonne journée
(12) Vendeuse : pareillement... merci... au r’ [voir
  ((Le client n°16 s’approche avec le Centre Dimanche sous le bras et pose l’appoint sur le ramasse-monnaie.))
(13) Client n°16 : [le journal, s’i vous plaît
  (( La vendeuse lui tend son programme et range la monnaie dans le tiroir-caisse. ))
(14) Vendeuse : et: voilà merci monsieur... bonne journée
  (( Le client n°17 s’approche de la caisse avec le Centre Dimanche.))
(15) Cliente n°17 : combien que c’est ça
(16) Vendeuse : sept cinquante... s’il vous plaît

Comme le montre cet exemple, les interactions se succèdent à un rythme soutenu et les salutations d’ouverture sont alors systématiquement élidées, comme l’avait déjà noté Ventola à propos d’échanges dans un bureau de poste.

‘People queue up and the whole set-up may thus intimidate greeting, suggesting it would be too « chatty » and wasting the server’s time (1987 : 117).’

Dans ce cas, l’absence de salutations et le nombre de cliagers attendant d’être servis sont alors hautement corrélés.

Cas n°4  : l’atypie de la situation

Certaines des interactions se déroulant dans le contexte transactionnel sont atypiques par rapport au site, ne correspondant pas au script en vigueur dans ce type de lieu. Ce caractère exceptionnel de l’interaction peut conduire à l’omission des salutations.

Corpus tabac-presse : interaction n°2

  (( Le client n°4 s’avance vers le comptoir-caisse et tend le café à la buraliste qui le prend et le pose à côté de la caisse. ))
(13) Buraliste : merci Pierre (sourire)
  (( Le client n°4 prend le progrès. ))
(14) Client n°4 : un p’tit café je te payerai le journal tout à l’heure
(15) Buraliste : mais je t’en prie Pierre
  (( Le client n°4 se dirige vers la porte et quitte le magasin. ))

Le cliager n°4 n’est pas tout à fait un cliager comme les autres : il s’agit du patron du café d’à côté. Tous les matins, il rend un service à la buraliste en lui apportant son café, et profite de l’occasion pour prendre son journal. Il est néanmoins très pressé et souhaite regagner son propre commerce au plus vite. Tous ces facteurs contribuent à la singularité de cette interaction.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°12

  (( La cliente entre dans le magasin alors que la vendeuse est dans l’arrière-boutique. Sans attendre que la vendeuse arrive à la caisse, la cliente s’adresse à elle.))
(1) Cliente n°18 : est-ce que vous z’avez de la monnaie... je suis la-... la fille de la boulangère
(2) Vendeuse : qu’est-ce que vous z’app’lez de la monnaie

Cette interaction est tout aussi atypique que la première : la cliagère n’est qu’une pseudo-cliagère et ne vient pas pour acheter mais pour essayer d’obtenir de la vendeuse qu’elle lui cède de la monnaie. Le fait qu’elle n’attende pas l’arrivée de la vendeuse pour formuler sa demande peut laisser supposer qu’elle est excessivement pressée : peut-être la boulangère ne peut-elle plus rendre la monnaie aux cliagers…

Cas n°5  : l’impolitesse

Il y a enfin des échanges de salutations qui ne sont pas actualisés sans qu’aucune raison apparente ne vienne justifier leur absence, à part peut-être l’impolitesse du cliager.

Corpus Crédit Agricole : interaction n°9

  (( La sonnette de la porte d’entrée retentit. L’attaché de clientèle n°1 lève les yeux pour regarder qui souhaite entrer puis appuie sur le bouton permettant de déclencher l’ouverture de la gâchette électrique de la porte. La cliente n°10 avance d’un pas vif. ))
(1) Cliente n°10 : j’ai mon compte à Roanne et je veux des sous… je vous fais un:… un chèque ou vous me le donnez comme ça
(2) Attaché de clientèle n°1 : euh:… i me faut une pièce d’identité par contre

Dans cet exemple, il n’y a pas de facteur apparent qui puisse fournir une explication à l’absence de salutations. La cliagère débute verbalement l’interaction en formulant sa requête – de manière très atypique d’ailleurs. C’est dans ces situations que l’absence de salutations est la plus vivement ressentie puisqu’injustifiée.

Transposant un concept goffmanien établi pour les « contacts fugitifs » (1987 : 150), il semble possible de catégoriser les absences de salutations d’ouverture en tant que troncation du rituel. En effet, Goffman pose que

‘on trouve aussi ces contacts fugitifs entre inconnus à l’occasion desquels l’heure s’indique, le sel se passe, les passages étroits ou encombrés se négocient. Bien qu’on y observe fréquemment de véritables échanges rituels, c’est la transaction matérielle qui forme le contexte significatif. […] C’est un travail non conventionnel qui s’accomplit là, et c’est bien pourquoi le rituel est si souvent tronqué, car c’est de l’exécution de ce travail que se soucient d’abord les participants (ibid.).’

Or la transaction qui prend place lors des interactions de commerce et de service est conventionnelle, rendant la troncation du rituel plus marquée et perçue comme une offense grave. Cependant, Müller, à propos des échanges à la poste, pense que

‘s’abstenir de tout ornement rhétorique et de contributions purement conversationnelles, réduire l’interaction à la verbalisation des éléments nécessaires pour la transaction en question, c’est manifester qu’on accorde la priorité aux fins pratiques primordiales de l’institution : effectuer, d’une manière rapide et efficace, les transactions postales (1997 : 40).’

Il est vrai qu’il est important de donner la primauté à la transaction, but reconnu de l’interaction. Néanmoins, ce microrituel de salutations que Lindenfeld considère comme un préambule à la transaction (1990 : 100), un ornement facultatif (optional embellishment) (ibid.) dans le cas des interactions sur les marchés, semble changer de statut et être vivement recommandé dans le cas des interactions de commerce et de service. Les cas de non-actualisation du microrituel sont en effet peu nombreux, posant un caractère quasi-systématique des salutations d’ouverture, quelle que soit la forme de l’ouvreur auquel les participants ont recours. Apparemment, peu importe le type de salutations employé, l’essentiel étant que les interlocuteurs se saluent.

‘It may not be important what forms are used, but it is essential for social relationships that some forms are used (Firth, 1972 : 34).’

Les salutations d’ouverture ne sont en effet pas essentielles pour le bon déroulement de la transaction, mais pour l’élaboration ou le maintien du lien social. Ferguson (1981 : 24), rapportant une expérience réalisée avec sa secrétaire, montre bien ce caractère obligé des salutations pour le lien social. Habitué à échanger un « good morning » avec sa secrétaire tous les matins, Ferguson décida pour les besoins de l’expérience de ne pas répondre verbalement à la salutation de sa secrétaire, mais par un sourire amical. Leur journée de travail s’est alors déroulée comme à l’accoutumée. Il réitéra l’expérience le lendemain. La journée se passa de manière très tendue, et Ferguson fut l’objet de regards curieux non seulement de la part de sa secrétaire, mais aussi de la part d’autres employés. Il décida de ne pas poursuivre l’expérience le troisième jour en raison des conséquences que cela pourrait avoir sur ses rapports professionnels avec sa secrétaire. L’expérience de Ferguson montre qu’il n’est possible de percevoir l’intérêt des salutations, et des formules de politesse de manière plus large, qu’en leur absence.

Au-delà de la satisfaction du but de l’interaction de commerce ou de service, il y a l’établissement et le maintien d’une relation sociale, c’est-à-dire la reconnaissance d’autrui en tant qu’entité sociale, en tant qu’individu dans une situation sociale.

‘The refusal of a greeting to him is a denial of him as a social entity in what would otherwise be a shared situation… Reciprocity is important ; an expectation in greeting is that it will elicit social recognition in return (Firth, 1972 : 1-2).’

La reconnaissance d’autrui en tant que partenaire d’interaction constitue la base de toute interaction, qu’il s’agisse d’une interaction de commerce ou de service, ou d’autres types d’interactions. Ce postulat oblige à contredire le présupposé d’André-Larochebouvy (1984 : 66) selon laquelle un cliager n’est pas obligé de saluer le vendeur lorsqu’il entre dans un commerce inconnu. En effet, tous les cliagers qui entrent en interaction avec les commagents ne partagent pas forcément d’histoire conversationnelle, et l’échange de salutations est néanmoins quasi-systématique. Par ailleurs, Kerbrat-Orecchioni (2001a : 111) note, à l’instar d’André-Larochebouvy que pour les inconnus, l’échange de salutations s’impose dans les magasins. Les données questionnées ici viennent corroborer cette affirmation, même s’il aurait pu être intéressant d’avoir accès à l’histoire conversationnelle des participants dans les cas où l’échange de salutations n’est pas attesté afin de vérifier plus finement quel pourcentage attribuer aux participants qui se rencontrent pour la première fois et aux participants qui se connaissaient déjà.