C. Remarques conclusives

Une micro-analyse des séquences d’ouverture des interactions de commerce et de service permet d’affirmer avec Kerbrat-Orecchioni que « l’échange de salutations est le noyau dur de la séquence d’ouverture » (1994 : 48). L’importance du premier échange non-verbal ne doit cependant pas être minimisée. En effet, contrairement à ce que notent Goody (1972 : 40) et André-Larochebouvy (1984 : 74), les salutations ne marquent pas l’ouverture du canal de communication. Cette fonction d’ouverture est réalisée par l’échange non-verbal. L’ouverture de la communication se fait donc par le canal visuel. L’échange de salutations signale pourtant l’ouverture d’un canal de communication, mais pas le premier : le canal verbal. La réalisation de ce premier échange non-verbal remet également en question l’affirmation de Conein (1989 : 200) selon laquelle les salutations constituent « une technique de commencement », et « d’ouverture des canaux ». Ceci n’est acceptable qu’à la condition d’envisager les salutations comme une technique d’ouverture du canal verbal. La communication est donc principalement initiée par le biais de plusieurs canaux : le canal visuel et/ou sonore, et le canal verbal. Tous ces constats conduisent effectivement à considérer les salutations comme le « noyau dur » de la séquence d’ouverture, d’une part parce que le canal verbal constitue le canal de communication privilégié, et d’autre part parce que l’échange de salutations est réalisé de manière beaucoup plus systématique. Par ailleurs, on constate au regard des corpus, qu’exception faite des cas particuliers mentionnés (troncation, absence de séquence d’ouverture), toutes les interactions débutent par un ouvreur, qu’il s’agisse ou non d’un ouvreur auquel on a attribué une valeur de salutation.

L’échange verbal d’ouverture se réalise le plus souvent par paires adjacentes en cas de dilogue dans tous les corpus. C’est en effet le cas de 79% des ouvertures au tabac-presse, 73% à La Poste et à la librairie-papeterie-presse, 72.5% à la mairie, et 61% au Crédit Agricole. On peut également retenir que ce sont principalement les commagents qui initient verbalement l’échange communicatif dans 82% des interactions au tabac-presse, 77% à La Poste, 74% à la librairie-papeterie-presse, 63% à la mairie et 52% au Crédit Agricole, signalant ainsi leur disponibilité. Cette initiative verbale peut néanmoins être prise en charge par les cliagers, la forme du premier échange non-verbal pouvant parfois avoir des conséquences interactives et déterminer le participant qui aura la responsabilité de l’ouverture verbale.

L’échange minimum pour qu’il y ait ouverture du canal verbal et reconnaissance de l’interlocuteur comme partenaire d’interaction est « salutation d’ouverture / salutation d’ouverture », mais cette forme minimale n’exclut pourtant pas la réalisation de séquences plus développées avec des salutations complémentaires. L’actualisation de séquences d’ouverture courtes ou longues est contrainte par plusieurs facteurs : le facteur temporel tout d’abord, mais aussi le facteur « D » qui sépare les participants. Ventola a déjà remarqué ce phénomène lors d’interactions dans un bureau de poste.

‘If, however, the interactants are frequent visitors in these institutions, they get to know the servers and soon treat them like acquaintances and friends (1987 : 117).’

Plus ils sont intimes et plus ils auront tendance à poursuivre l’ouverture de l’interaction. Les séquences d’ouvertures relativement développées mettent toutes en présence des cliagers habitués et des commagents qui ont déjà tissé un lien social. Elles sont d’ailleurs plus proches des séquences d’ouverture attestées dans les conversations courantes que de celles normalement attendues comme prémices à une interaction de commerce ou de service.

La présence de salutations complémentaires dans certains corpus et leur absence dans d’autres apporte un premier élément de réponse à l’un des axes de travail à propos de la politesse : le facteur « D » régissant les relations qu’entretiennent les participants semble influencer le type de politesse développé par les interactants. En effet, dans les corpus où les participants ne sont pas très proches – corpus Crédit Agricole et mairie – les salutations complémentaires, et plus particulièrement les questions de salutations, sont proscrites car si elles constituent un FFA dans la mesure où le fait de se préoccuper de la santé d’autrui est un acte flatteur pour la face positive de ce dernier, elles n’en restent pas moins une incursion territoriale, un FTA donc, si le questionneur et le questionné ne se connaissent pas bien. Elles n’apparaissent en effet que comme des exceptions lorsqu’un commagent entretient avec un cliager une relation plus intime que celle qui l’unit aux autres cliagers. En revanche, dans les corpus où les participants se connaissent assez bien, les questions de salutation sont relativement présentes et apparaissent dans 20% des interactions au tabac-presse et 17.5% à La Poste.

Il convient également de noter qu’il y a une différence non négligeable dans l’emploi des termes d’adresse. Cette différence d’emploi semble, elle aussi, révélatrice de la politesse linguistique que se manifestent les participants. Les termes d’adresse neutres sont davantage attestés dans les corpus où les participants ne sont pas très intimes. L’usage de ce type de termes d’adresse est réservé aux participants qui ne se connaissent pas très bien et sont encore séparés par une grande distance. Cela semble être la raison pour laquelle on les trouve en nombre limité dans le corpus tabac-presse – seulement dans 16.2% des salutations d’ouverture de la buraliste, et 25.6% des ouvertures des cliagers – car les interactants sont suffisamment proches pour se dispenser de produire des salutations cérémonieuses. À La Poste, bien que les participants soient tout de même assez proches, les termes d’adresse neutres sont employés par la guichetière dans 81.6% des interactions. Cet emploi massif n’est pas ici le témoin d’une relation distante, mais plutôt d’une marque de respect. Beaucoup de cliagers sont en effet assez âgés – jusqu’à 90 ans environ pour la cliagère n°30. Bien que les relations unissant ces cliagers à la commagente soient beaucoup plus développées que ce que l’on pourrait attendre d’une relation de ce type, elles ne le sont pas suffisamment pour que la commagente puisse se permettre de ne pas marquer verbalement par un terme d’adresse neutre le respect qu’elle éprouve pour eux.

Par ailleurs, le tabac-presse excepté en raison de la proximité des participants, les commagents emploient davantage de termes d’adresse neutres que les cliagers. Ils saluent également plus volontiers que les cliagers : ce sont toujours les cliagers qui sont à l’origine des cas de troncation recensés. Il semble donc y avoir une réalisation de la politesse beaucoup plus affirmée chez les commagents que les cliagers, avec un travail rituel plus important. Cette dissymétrie des marques de politesse entre commagents et cliagers est vraisemblablement imputable à la différence de rôles. Les commagents occupent effectivement une position institutionnelle et il semble qu’à cet égard, ils doivent manifester une politesse accrue vis-à-vis des cliagers. Faisant plus facilement usage des termes d’adresse neutres, ils sont aussi plus souvent les initiateurs de l’échange verbal, et s’enquièrent fréquemment de l’état de santé de leurs cliagers. Cet état de fait tend effectivement vers la norme : le commagent est là au service du cliager et lui doit respect et politesse afin de lui souhaiter la bienvenue. Tous ces FFAs y contribuent largement.

Transposant ce que Goffman dit des salutations (1973b : 81), il est possible de considérer que tous ces FFAs sont réalisés uniquement parce qu’il y a une volonté des participants d’accomplir un rituel confirmatif envers autrui. En accomplissant ce rituel, les participants montrent qu’ils veulent être considérés comme des individus débutant ou poursuivant une relation sociale (Firth, 1972 : 30). La fonction des échanges d’ouverture apparaît alors : dans un premier temps, ils permettent aux participants de se reconnaître mutuellement le statut de partenaire d’interaction, et ensuite de construire une relation qui va s’élaborer au fil du temps. Les salutations, quant à elles, servent à montrer que les participants ne sont pas hostiles, et même suffisamment à l’aise pour baisser leur garde, se parler et envisager ou poursuivre une relation sociale, comme en témoignent les séquences d’ouverture auxquelles les participants ont recours pour entrer progressivement dans la transaction, faisant de leur rencontre une interaction à but relationnel tout autant que transactionnel.