Chapitre 7. LA POLITESSE LINGUISTIQUE – LES SÉQUENCES DE CLÔTURE

Lorsque la transaction est parvenue à son terme, la raison d’être de l’interaction n’est plus et les participants vont devoir y mettre un terme. Comment le font-ils ? Selon le parallèle dressé entre les séquences d’ouverture et les séquences de clôture, et les principes établis en ouverture d’interaction, on devrait retrouver les deux règles suivantes : il doit y avoir un énoncé marquant la fin de l’interaction et celui-ci doit être retourné. Mais alors quel acte de langage va permettre de mettre un terme à l’interaction ? L’interaction peut-elle se clore par un seul acte de langage ? Est-il toujours facile de déterminer à quel moment la transaction prend fin et à quel moment la clôture de l’interaction est initiée ? N’y aurait-il pas, comme entre l’ouverture et le corps de l’interaction, une sorte de glissement progressif vers la clôture de l’interaction sans qu’il soit toujours possible de la délimiter clairement ? Y a-t-il une manière spécifique de clore les interactions en fonction du site ? Voilà autant de questions pour lesquelles il va falloir chercher des indices permettant d’apporter des réponses.

Lorsque l’interaction verbale touche à sa fin, chacun des participants doit normalement contribuer à sa clôture en énonçant une formule visant à marquer la séparation des participants. Comme la séquence d’ouverture, l’échange clôturant est constitué d’au moins deux tours de parole contigus produits par des locuteurs différents. Il faut s’attendre à être confronté à une paire adjacente dans le cas du dilogue majoritairement attesté dans les corpus. À l’instar de ce que notent Halliday et Hasan (1980 : 26), il semble que la séquence de clôture soit indispensable pour terminer chaque interaction de commerce ou de service, que les participants impliqués dans l’interaction se connaissent auparavant ou non.

La séquence de clôture est, elle aussi, très ritualisée. Sa nécessité est ressentie encore plus vivement que celle de la séquence d’ouverture car

‘après avoir conversé, les interlocuteurs ne sont plus tout à fait des étrangers l’un pour l’autre et ils doivent marquer que cet échange a modifié la nature de leurs relations, fût-ce provisoirement (André-Larochebouvy, 1984 : 89).’

Dans les conversations entre intimes décrites par Traverso (1996), la réalisation de cette séquence est particulièrement délicate car elle a pour but d’organiser la fin de la rencontre. C’est lors de cette séquence que vont se dessiner les termes en lesquels les interactants vont se séparer. C’est donc une petite négociation qui va s’engager, négociation au terme de laquelle les participants auront déterminé en quels termes ils vont se quitter l’un l’autre. Les échanges clôturants visent également à

‘compenser le caractère intrinsèquement dysphorique de la séparation par la multiplication d’actes à fonction euphorisante (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 222).’

Les interactants cherchent ainsi à garder une image positive de la rencontre, mais négative de la séparation. Du succès de cette séparation dépend la poursuite de l’histoire conversationnelle. Les participants doivent se quitter en bons termes pour pouvoir reprendre plus tard leur histoire conversationnelle là où ils l’avaient laissée lors de la précédente rencontre.

Dans le cadre des interactions de commerce et de service, la situation n’est pas tout à fait identique à celle décrite ci-dessus. Il est bien sûr important que commagents et cliagers se quittent en bons termes. Si ce ne devait pas être le cas, les cliagers pourraient diriger leur préférence vers un concurrent – dans le cas où il existe des concurrents. Il semble donc que, sur les enjeux de nature conversationnelle, viennent se greffer des enjeux de nature financière, même si la plupart ne concernent pas directement les commagents. Les commagents de la mairie ne sont pas concernés par cette remarque. La guichetière de La Poste, les attachés de clientèle du Crédit Agricole et la vendeuse de la librairie-papeterie-presse le sont indirectement. En effet, bien que les bénéfices des transactions ne leur reviennent pas de plein droit, ils ont tous intérêt à fidéliser la clientèle, tout d’abord parce que les commagents de la banque et de La Poste perçoivent une prime lorsqu’ils vendent tel ou tel produit, et aussi parce que le nombre d’employés est tributaire du taux de fréquentation du site. La buraliste a un intérêt plus prononcé : en tant que propriétaire de son commerce, elle perçoit directement les bénéfices. Les cliagers ont eux aussi un intérêt à clore la rencontre de manière agréable. Dans le cas contraire, ils pourraient être contraints d’effectuer leurs transactions dans un site similaire (une fois encore, la mairie échappe à ces remarques) qui se trouverait peut-être plus éloigné de leur domicile, ou qui leur conviendrait moins pour d’autres raisons. Sans considérer que ces intérêts sont omniprésents à l’esprit des participants, il convient tout de même de les envisager en tant que raison supplémentaire pour les participants de se quitter dans les meilleurs termes possibles.

Néanmoins, il semble difficile de qualifier la séparation des cliagers et des commagents de « dysphorique ». Il existe, bien entendu, des liens de sympathie entre certains cliagers et les commagents, mais les participants ne sont pas assez proches pour que l’on puisse dire que leur séparation est douloureuse. De plus, les participants sont conscients qu’il s’agit là d’une rencontre formelle, temporellement contrainte, et que l’interaction ne dépassera pas les quelques minutes (à deux ou trois exceptions près). Les cliagers qui n’ont pas d’histoire conversationnelle en commun avec les commagents n’ont pas de raison particulière de débuter une longue conversation. Ceux qui sont pressés n’y songent même pas. On ne peut donc pas dire qu’ils soient profondément affectés par cette séparation, comme c’est le cas pour des proches qui viennent de passer une journée ou un week-end ensemble et qui se quittent à regret.

À partir des corpus, on peut remarquer que si les salutations d’ouverture ne sont pas présentes dans toutes les interactions 199 , les salutations de clôture sont réalisées presque systématiquement, même si elles ne prennent pas toutes la forme d’un échange de salutations de clôture. On peut en déduire que la présence de salutations verbales au début de chaque interaction n’est pas sentie comme nécessaire par tous les cliagers car elles peuvent, de surcroît, être remplacées par un élément non-verbal tel qu’une poignée de main, un signe de tête ou encore un sourire. En revanche, la matérialisation linguistique de la salutation de clôture est apparemment fortement ressentie pour les cliagers comme pour les commagents. En réalité, les corpus ne font apparaître qu’un seul cas de clôture d’interaction prenant une forme non verbale.

Corpus tabac-presse : interaction n°1

(106) Buraliste : grande fumée aujourd’hui
(107) Client n°2 : hein
(108) Buraliste : grande fumée
(( Bruits de caisse enregistreuse. Le client n°2 pose vingt francs sur le ramasse-monnaie. La buraliste les prend et les range dans sa caisse. ))
(109) Buraliste : merci
(( Le client n°2 se dirige vers la sortie en courant, visiblement pressé, et fait un signe de la main avant de sortir. ))

Ce type de clôture est peu fréquent et tout ce qu’il y a de plus atypique car il laisse une étrange impression d’inachevé. Le fait que la clôture ne soit pas matérialisée verbalement invite à penser que l’interaction n’est pas réellement terminée. Percevant vraisemblablement la bizarrerie de la situation, la buraliste ne fournit d’ailleurs aucune réponse, ni gestuelle, ni verbale.

L’échange de salutations en clôture d’interaction ne constitue qu’une partie de la séquence de clôture. Dans le contexte des interactions de commerce et de service, le travail rituel est assez conséquent et il n’est pas rare pour une séquence de clôture de contenir jusqu’à quatre types d’échanges différents (Traverso, 1996 : 84-88 et 1998a : 7) : des salutations, des remerciements, des vœux et des projets. Lindenfeld (1990 : 100) considère les séquences de clôture comme les épilogues (postface) de la transaction commerciale.

Contrairement à la séquence d’ouverture dont le début est facile à délimiter – par la pénétration du cliager sur le site – le début de la séquence de clôture l’est bien moins : on rejoint, entre autres, le problème du remerciement après la mise à disposition du produit ou de la compensation financière déjà évoqué.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°11

  (( Bruit de caisse enregistreuse. La vendeuse prend un autre Solitaire et le tend au client. ))
(8) Vendeuse : voilà
(9) Client n°15 : merci bien
(10) Vendeuse : c’est moi
(11) Client n°15 : bonne journée
(12) Vendeuse : pareillement... merci... au r’[voir

S’il est incontestable que les interventions 11 et 12 font partie de la séquence de clôture, la question de l’appartenance ou non des interventions 9 et 10 à cette même séquence est plus délicate. Le début de la séquence de clôture dépend de la combinaison de plusieurs facteurs parmi lesquels on peut recenser : le terme de la séquence de paiement ou la remise de l’objet ou du service attendu, la fin d’une conversation en cours, la disponibilité des cliagers et des commagents, la présence éventuelle d’autres cliagers, etc. De manière générale, la clôture de l’interaction est déclenchée par la fin du paiement ou la délivrance du produit ou du service souhaité car il s’agit d’une transaction. Une fois le bien matériel ou immatériel acquis par le cliager et réglé au commagent – lorsqu’une compensation financière est attendue – la raison d’être de l’interaction n’est plus. La question qui se pose est alors de savoir à quel participant incombe l’initiative de la clôture. À propos des transactions à La Poste, Müller note que

‘pour des raisons pratiques évidentes, c’est toujours un tour de parole de l’agent qui initie la clôture et c’est au client de confirmer le service effectué, et/ou de remercier et saluer l’agent (1997 : 50).’

Les corpus soumis à analyse vont à l’encontre des observations de Müller. En effet, le cliager prend majoritairement cette initiative et met de lui-même un terme à l’interaction dans 87.8% des cas au Crédit Agricole, 75% à La Poste, 68.3% à la mairie, 68% au tabac-presse et 56.3% à la librairie-papeterie-presse. Le bien acquis ou le service rendu, le cliager n’a plus de raison de différer son départ, sauf s’il est engagé dans un module conversationnel avec le commagent, prolongeant ainsi le contact social. Par ailleurs, c’est le cliager qui se trouve à l’origine de l’interaction puisqu’à un moment donné il a décidé de mettre son rôle de piéton de côté pour devenir cliager. Il semble donc pertinent de lui attribuer de la même manière l’initiative de la clôture afin de ne pas abuser du temps du commagent.

Lorsque l’initiative verbale de la clôture est attribuée aux commagents, force est de constater une différence de comportement entre les commagents. D’aucuns prennent l’initiative verbale de la clôture de l’interaction parce que le cliager a esquissé un mouvement en direction de la porte de sortie, ou bien parce qu’il y a d’autres cliagers qui attendent d’être servis. D’autres ne prennent pas systématiquement ces facteurs en compte et coupent parfois court à l’interaction sans qu’il y ait d’autres cliagers en attente d’être servis. Ils estiment, apparemment, que l’interaction a déjà suffisamment traîné en longueur.

Un procédé fréquemment utilisé par les participants pour mettre fin à l’interaction en douceur consiste à faire précéder la clôture d’un énoncé verbal ou gestuel indiquant qu’ils sont sur le point de conclure l’interaction. Schegloff et Sacks considèrent ces énoncés comme des pré-clôtures (pre-closings) (1973 : 303) 200 , permettant ainsi de résoudre le problème suivant posé par les clôtures :

‘how to organize the simultaneous arrival of the coconversationalists at a point where one speaker’s completion will not occasion another speaker’s talk, and that will not be heard as some speaker’s silence (ibid., 294-295).’

Il s’agit en fait d’identifier les items pouvant se voir attribuer une valeur clôturante et de savoir quels types d’échanges et quels actes de langage peuvent la véhiculer, avec quelle valeur relationnelle.

Notes
199.

Rappel : 17.5% des interactions au Crédit Agricole, 9% au tabac-presse, 7.5% à La Poste, 5.3% à la librairie-papeterie-presse et 5% à la mairie en sont dépourvus.

200.

Cf. également Sacks sur la catégorie plus large des pré-séquences (1995 : 685 sqq., Lecture 8, Fall 1967).