Selon la terminologie de Traverso (1996), les « projets » verbalisent l’intention d’une action que le locuteur se propose d’accomplir à un moment donné. Ainsi,
‘ils consistent à exprimer que l’on prévoit une prochaine rencontre ; ils concernent donc [...] l’avenir commun (ibid., 86).’Quel est la place des « projets » dans les interactions de commerce et de service ? Ne sont-il pas proscrits par la situation elle-même ? En réalité, la formulation des « projets » est délicate dans le contexte des interactions de commerce et de service car elle peut être ressentie comme une manipulation commerciale, voire du forcing, puisqu’elleprévoit la poursuite de l’histoire transactionnelle. C’est pourquoi les « projets » sont relativement peu attestés dans les corpus, même si les occurrences et l’effet qu’elles produisent dépendent du participant qui les initie. La formulation des « projets » de la part des commagents est délicate car elle signifie qu’ils incitent verbalement le cliager à revenir. Même si cela représente l’extériorisation de que les commagents souhaitent, et plus particulièrement les commerçants, il y a une sorte de règle implicite qui les empêche de verbaliser leur désir. Si le projet est formulé par le cliager, l’impact est différent : le commagent sait que le cliager reviendra probablement et que l’histoire transactionnelle se poursuivra certainement.
On relève donc une formulation de « projets » en séquence de clôture dans 11.3% des interactions au tabac-presse, 8.3% à la librairie-papeterie-presse, 7.3% à la mairie, 7.1% à La Poste et 4.8% au Crédit Agricole. Les « projets » sont cependant majoritairement initiés par les cliagers :
Le pourcentage des projets énoncés par les commagents est à la fois insignifiant et en même temps extraordinaire en vertu de la règle implicite qui vient d’être posée. Qu’est-ce qui peut pousser les commagents à la transgresser ? Comment le font-ils ?
| Co = commagent | librairie | tabac | banque | poste | mairie | |||||
| Cl = cliager | Co | Cl | Co | Cl | Co | Cl | Co | Cl | Co | Cl |
| À tout de suite | | | | | | | | | 33.3% | 50% |
| À tout à l’heure | | | 25% | 25% | | | | | | |
| À demain | | | | 25% | | | 100% | 33.3% | | |
| À plus tard | | | 25% | | | | | | | |
| À bientôt | | | 25% | 50% | 50% | 100% | | 33.3% | 33.3% | 50% |
| À la semaine prochaine | | | | | 50% | | | | | |
| À la prochaine | | 50% | | | | | | | | |
| Au plaisir | | 50% | | | | | | | 33.3% | |
| Je te reverrai dans un moment | | | 25% | | | | | | | |
| Je reviendrai vous voir sous peu | | | | | | | | 33.3% | | |
Les « projets » recouvrent des formes variées, mais un schéma général peut tout de même être dégagé : la forme à + item temporel. La formulation des « projets » semble tout de même impliquer une histoire transactionnelle et/ou une histoire conversationnelle de longue date puisque tous les cas de « projets » attestés sont des projets formulés dans des cas plus ou moins particuliers entre participants dont le facteur « D » est réduit à son minimum. Citons quelques exemples :
Corpus Crédit Agricole : interaction n°6
| (54) | Cliente n°6 : allez… à bientôt = |
| (55) | Attaché de clientèle n°1 : = à bientôt… au r’voir madame Martin |
La cliagère et le commagent entretiennent des rapports privilégiés et s’invitent chacun leur tour à prendre l’apéritif à leur domicile, en dehors du cadre formel de la banque. Un projet est d’ailleurs formulé par chacun des participants.
Corpus La Poste : interaction n°22
| (11) | Cliente n°25 : allez au r’voir |
| (12) | Guichetière : à demain |
Il s’agit encore d’un cas particulier : la cliagère est la secrétaire d’une fabrique de rideaux située juste à côté du bureau de poste. Elle vient donc tous les jours pour poster le courrier de l’entreprise. La commagente ne prend donc aucun risque en faisant le projet de revoir la cliagère dès le lendemain.
Corpus tabac-presse : interaction n°24
| (104) | Buraliste : allez… je te r’verrai ben dans un moment |
| (105) | Client n°35 : oh on va pas se perd(re) de vue comme ça nous… on va reviendre |
Le cliager n’est pas un cliager habituel ordinaire puisqu’il s’agit du « garde-pipi » de la commagente : ce monsieur vient au moins une fois dans la matinée et deux fois dans l’après-midi pour surveiller la marchandise du tabac-presse pendant que la commagente se rend aux toilettes. Elle sait donc qu’il va revenir et peut se permettre de formuler un « projet » quant à leur future rencontre qui aura lieu dans quelques heures.
Corpus mairie : interaction n°28
| (170) | Client n°33 : merci: jeune fille (pause 2’’) allez… à [bientôt |
| (171) | Guichetière n°5 : [à bientôt… au r’voir |
Le cliager n’est pas ici un cliager ordinaire : il s’agit du vaguemestre de l’hôpital venant signaler les naissances et les décès survenus dans les 24 H précédentes. Il est tout à fait exceptionnel qu’il n’y ait ni décès ni naissances durant 24 H. Le vaguemestre vient donc à la mairie tous les jours. Le « projet » de nouvelle rencontre « à bientôt » plutôt que « à demain » s’explique par le fait que si le vaguemestre vient tous les jours, il n’a que peu de chances que son tour survienne avec le même commagent. Les deux participants savent néanmoins qu’ils vont être amenés à se revoir très prochainement.
Les réactions des participants à la formulation d’un « projet » sont assez peu nombreuses et peuvent par ailleurs être regroupées en deux catégories : verbalisation de l’acceptation ou acceptation implicite de la future rencontre.
Corpus tabac-presse : interaction n°24
| (107) | Client n°35 : bon allez… à bientôt |
| (108) | Buraliste : à bientôt |
– L’allocutaire signale son approbation de la future rencontre sans formuler de projet lui-même
Corpus Crédit Agricole : interaction n°32
| (20) | Cliente n°39 : à la s’maine prochaine |
| (21) | Attaché de clientèle n°4 : d’accord |
Corpus tabac-presse : interaction n°20
| (57) | Cliente n°29 : allez… à tout à l’heure |
| (58) | Buraliste : allez bon courage |
Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°1
| (29) | Client n°1 : au plaisir |
| (30) | Vendeuse : au r’voir |
Les « projets » énoncés vont tous dans le sens d’une future rencontre. Les séquences de clôture contenant un « projet » sont donc orientées vers l’avant et vers la poursuite d’une histoire transactionnelle et/ou conversationnelle.
En quoi les « projets » rencontrés ici sont-ils plus des « projets » que la salutation de clôture « au revoir » ? « Au revoir » se distingue de « adieu » car la première formule implique que l’on pense revoir la personne dont on se sépare tandis que la seconde suppose qu’on ne la reverra plus jamais. Or si dans « au revoir » l’idée d’une rencontre prochaine est sous-entendue, quel critère permet de la distinguer de « à bientôt » ou « au plaisir » ? La différence ne peut s’établir par le critère des formules figées ou non : ce sont presque toutes des formules figées. La condition de réussite de l’acte de langage n’est pas non plus un critère utile : elle n’est pas vérifiable dans l’instant, ni systématiquement vérifiée pour les salutations ou les « projets », pas même pour les vrais « projets ». Certains projets, en effet, ne sont pas exprimés par le biais de formules figées et sont qualifiés de vrais « projets ».
Corpus tabac-presse : interaction n°24
| (104) | Buraliste : allez… je te r’verrai ben dans un moment |
Corpus La Poste : interaction n°34
| (89) | Client n°38 : j e reviendrai vous voir sous peu |
Extrait emprunté à Sitbon (1997 : 94) B = boulangère
| C27 | j(e) vais rev(e)nir c’est une bonne adresse |
En fait, on peut poser une sorte de continuum permettant de rendre compte de « au revoir », des projets véhiculés par des formules figées et des projets bâtis dans l’instant. Il semble que « au revoir » soit l’objet d’un vidage sémantique et perde progressivement sa valeur de projet de revoir la personne à laquelle on l’adresse, sans toutefois remplacer « adieu ». Dans « au revoir », il y a la possibilité de revoir la personne, mais pas l’obligation. Dans les « projets » transmis par des formules figées, cette intention de nouvelle rencontre est plus renforcée tandis qu’elle apparaît comme quasi-certaine dans les vrais « projets ».
Résultats présentés en pourcentages et obtenus à partir du nombre total d’échanges clôturants.
Résultats obtenus à partir du nombre total de « projets » recensés en clôture d’interaction.