2. La troncation

Au début de l’interaction verbale, les items admis comme ouvreurs sont peu nombreux et rendent les cas de troncation faciles à identifier. En clôture, les éléments clôturants sont beaucoup plus nombreux, rendant les cas d’échanges tronqués plus difficiles à déceler. Qu’est-ce qu’un échange clôturant tronqué ? Un échange composé d’une salutation suivie d’un acte votif doit-il être considéré comme complet ou tronqué ? Seule la valeur conversationnelle d’élément clôturant sera prise en compte ici, les échanges composés d’une salutation et d’un vœu ou d’une salutation et d’un remerciement seront considérés comme complets dans la mesure où leur valeur illocutoire est certes différente, mais leur valeur conversationnelle est identique. Seules les clôtures au sein desquelles une intervention initiative reste sans réponse seront considérés comme tronqués.

Ainsi, les clôtures du type de celle proposée en exemple ci-dessous ne sont pas considérées comme tronquées.

Corpus mairie : interaction n°19

(34) Guichetière n°2 : voilà
(35) Cliente n°24 : je vous r’mercie
(36) Guichetière n°2 : à vot(re) service au r’voir madame

Le remerciement de la cliagère est suivi d’un rappel de son rôle de commagente au service des cliagers puis d’une salutation de la commagente. On aurait pu attendre une réponse de la cliagère à la salutation de la commagente. Ce genre de cas n’est cependant pas considéré comme un échange clôturant tronqué à partir du moment où chacun des locuteurs a produit une intervention à valeur conclusive. Il a été admis précédemment que cinq items différents pouvaient être acceptés comme clôture d’interaction : les salutations, les remerciements, les vœux, les « projets » et les termes d’adresse, et que chacun de ces items n’était pas essentiel pour composer une clôture d’interaction. Considérer les échanges de ce type comme des échanges tronqués reviendrait à admettre que plus de la moitié des clôtures produites dans les interactions de commerce et de service sont tronquées. Il semble préférable de parler de déséquilibre du travail rituel. Pour l’exemple proposé ci-dessus, la commagente fournit un travail rituel plus important puisque son intervention clôturante comporte deux items alors que celle de la cliagère n’en comporte qu’une seule. Le déséquilibre du travail rituel peut parfois être davantage marqué.

‘Dans les magasins […] on peut avoir quelque chose comme « Merci madame, au revoir madame, merci encore ! et bonne journée », auquel répond un simple « au revoir » du client (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 257).’

Les exemples de ce type sont, eux aussi, attestés dans les corpus.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°24

(17) Vendeuse : passez une bonne journée
(18) Cliente n°32 : au r’voir
(19) Vendeuse : au r’voir madame... merci

L’intervention clôturante de la cliagère se compose d’une salutation alors que celle de la vendeuse, si elle s’étend sur deux interventions, comprend tout de même un vœu, une salutation suivie d’un terme d’adresse et un remerciement 227 .

La troncation est toujours considérée comme un FTA car un énoncé du locuteur reste sans réponses de l’allocutaire. Cependant le caractère offensant de la troncation est ressenti encore plus vivement en clôture d’interaction qu’en ouverture. Les participants sont entrés en interaction et ont donc établi une relation, voire diminué leur facteur « D ». Il serait particulièrement blessant, après avoir accordé le statut d’interlocuteur à son partenaire d’interaction tout au long de la transaction, de lui refuser ce statut au moment de la clôture. Les cas de troncation sont donc peu nombreux : 7.4% des clôtures au tabac-presse, 7.3% à la mairie, 4.1% à la librairie-papeterie-presse, 2.4% au Crédit Agricole, et 2.3% à La Poste.

La troncation peut présenter deux cas de figure.

Cas n° 1  le cliager ne répond pas à l’intervention clôturante du commagent

Le cas où l’intervention initiative du commagent n’est suivie d’aucune intervention réactive de la part du cliager est le cas le plus fréquemment attesté.

Corpus La Poste : interaction n°11

  (( La guichetière ramasse la monnaie. La cliente se dirige vers la sortie. ))
(5) Guichetière : au r’voir madame
  (( La cliente quitte le bureau. ))

La troncation est ressentie d’autant plus vivement que le travail rituel accompli par le commagent est important, ou réitéré.

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°11

(14) Vendeuse : et: voilàmerci monsieur... bonne journée
  (( Le client n°17 s’approche de la caisse avec le Centre Dimanche.))
(15) Cliente n°17 : combien que c’est ça
(16) Vendeuse : 7.50... s’il vous plaît (pause 2’’) ((au client n°16 qui n’est toujours pas sorti)) au r’voir
  (( Le client n°16 quitte le magasin. ))

Dans ces clôtures tronquées, le cliager sort sans un mot et commet ainsi un FTA envers le commagent. L’offense infligée à la commagente de la librairie-papeterie-presse dans le dernier exemple est encore plus sérieuse car le cliager – un habitué de surcroît – ne répond pas à la première intervention initiative de la commagente, et reste dans le magasin quelques instants pour ranger son journal dans son cabas. La commagente, voyant qu’il va sortir, réitère une clôture sous forme de salutation, salutation à laquelle le cliager ne répond toujours pas et finit par sortir du magasin comme s’il n’avait rien entendu. L’offense commise envers la commagente est ainsi réitérée une seconde fois.

Cas n°2  : le commagent est responsable de la troncation

Les cas où l’intervention initiative du cliager n’est pas suivie d’une intervention réactive du commagent sont beaucoup plus rares. En réalité, seuls un cas au tabac-presse, et un à la librairie-papeterie-presse ont pu être recensés. Ces deux cas relèvent de cas particuliers.

  • Le commagent n’est pas prêt à clore l’interaction

Corpus tabac-presse : interaction n°40

(23) Buraliste : je revendrai de la drogue
(24) Client n°56 : ouais (sourire)
(25) Buraliste : et toc… ça march’ra bien… c’est sûr =
(26) Client n°56 : = allez à demain =
  (( Le client s’approche de la sortie. ))
(27) Buraliste : = t(u) s’ras p(eu)t-êt(re) le premier à en ach’ter
  (( Le client quitte le magasin. ))

Les participants sont engagés dans un module conversationnel à propos d’une proche augmentation du tabac. La commagente se plaint de perdre des cliagers à chaque nouvelle augmentation et cherche un moyen de se reconvertir. Lorsque le cliager initie la formule initiative de l’échange clôturant, la commagente n’a pas terminé de donner son opinion sur le thème. Elle poursuit donc son idée jusqu’au bout. Au moment où elle pourrait être en position de répondre à la clôture du cliager, ce dernier a quitté le magasin. Ce cas de troncation semble donc imputable au bavardage de la buraliste et au désaccord entre les participants quant au moment de clore l’interaction.

  • Le commagent est simultanément engagé dans deux interactions

Corpus librairie-papeterie-presse : interaction n°7

  (( Le client n°10 pose l’appoint sur le ramasse-monnaie.))
(11) Vendeuse : merci
  (( La vendeuse pousse la monnaie dans un coin et se tourne vers le client n°11 qui a déjà posé son journal sur le comptoir-caisse. ))
(12) Client n°10 : bon allez
  (( La vendeuse pose le programme télé sur le journal du client n°11. Le client n°10 quitte le magasin. ))
(13) Vendeuse : voilà

Il s’agit d’un moment d’affluence à la librairie-papeterie-presse. Afin de ménager le temps des cliagers, la vendeuse sert les cliagers successivement, les uns à droite de la caisse, les autres, à gauche. Les interactions s’enchaînent donc à un tempo assez rapide, et le principe de célérité s’applique ici par la force des choses : la vendeuse ne peut pas interagir avec les deux cliagers en même temps.

La faible quantité d’échanges clôturants tronqués recensés dans les corpus témoigne bien du fait que les participants sont tout de même attachés au travail rituel de clôture, et ce en dépit du fait qu’il puisse y avoir un déséquilibre entre le travail rituel fourni par les participants. Cette importance du travail rituel est, par ailleurs, corroborée par le fait qu’aucune des interactions tronquée en ouverture ne l’est en clôture, et vice-versa.

Notes
227.

Sur le déséquilibre du travail rituel et les combinaisons d’items en clôture d’interaction, cf. § C.