A. L’articulation entre transaction et module conversationnel

Toutes les conversations entre les participants relèvent du module conversationnel : elles s’inscrivent dans le cadre d’une interaction de commerce ou de service à laquelle elles viennent s’ajouter. C’est normalement le cas général sur les lieux de commerce et de service, mais Vosghanian (2002) signale le cas atypique d’un magasin de retouche qui se transforme régulièrement en « salon de papotages » où les « non-clientes » ne se rendent pas pour faire réparer leurs vêtements mais pour trouver une oreille attentive à leurs petits problèmes quotidiens, gaspillant ainsi parfois le temps précieux de la couturière.

Déjà abordée sous certains aspects, l’articulation entre la transaction et le module conversationnel pose à nouveau problème. Cette déviation de la transaction vers la conversation a pour but d’établir et de maintenir des relations amicales entre les participants. Dans les interactions de commerce et de service, la déviation tend uniquement vers la conversation, c’est-à-dire que les participants échangent des propos par plaisir, par politesse, et ne savent pas toujours à la fin de la conversation de quoi ils ont parlé. Il s’agit en fait de « talk for the sake of talk » (Aston, 1988c : 74). En ce sens,

‘La conversation est un lieu d’échange de plaisir et d’informations, de confrontation et de circulation d’un savoir social. Elle est enfin et surtout un idéal moral, un modèle de comportement qui a pour but de pacifier et faciliter au maximum les relations humaines tout en conservant esprit et piquant (Montandon, 1995 : 126).’

Dans la phase à dominante transactionnelle de l’interaction, les participants négocient des informations sur l’échange du bien transactionnel ; dans la partie conversationnelle, ils échangent des informations moins finalisées. Contenu informatif et relationnel sont tous deux présents dans la transaction et la conversation, mais ils sont diversement dosés car les enjeux ne sont pas les mêmes : le contenu informatif domine le module transactionnel quand la relation est saillante dans le module conversationnel.

La présence de modules conversationnels est liée à la relation qu’entretiennent les participants : plus le facteur « D » qu’ils partagent est réduit, et plus il y a de chances de voir naître une conversation entre eux. De ce fait, la possibilité de voir les participants échanger des propos sans rapport avec la transaction semble inégale en fonction des sites : les lieux où les cliagers sont amenés à se rendre plus régulièrement seront sans doute le théâtre de davantage d’échanges conversationnels que les lieux fréquentés occasionnellement. Cette hypothèse est confirmée par les données : 64.4% des transactions au tabac-presse sont accompagnées d’un module conversationnel, 30.5% à la librairie-papeterie-presse, 22.4% à La Poste, 4% au Crédit Agricole, et 2.4% à la mairie. L’écart entre le site où les modules conversationnels sont les plus fréquents et celui où ils le sont le moins est très important : plus de 60% de différences entre transactions avec et sans modules conversationnels au tabac-presse et à la mairie.

À la mairie de la banlieue lyonnaise (Chaboud, 1997), les modules conversationnels ne sont guère plus fréquents : seules 3.5% des interactions en contiennent un. À La Poste, il y a cependant un gros écart entre les interactions incluant un module conversationnel dans ce corpus et dans celui collecté dans une mairie de la banlieue lyonnaise (Dugarret, 2002) où un module n’est recensé que dans 16.6% des cas, c’est-à-dire environ moitié moins souvent qu’à La Poste de la région roannaise. Cette différence peut cependant se justifier par le fait que le bureau de poste au sein duquel les enregistrements ont été recueillis ici n’est qu’un petit bureau où la guichetière est quasiment seule à servir. Elle connaît donc forcément mieux les cliagers que les guichetiers de La Poste lyonnaise où le nombre de guichetiers est fonction de la taille du bureau. La probabilité pour les cliagers d’être servis par le même commagent se trouve diminuée de facto. On retrouve ici l’opposition cliagers habituel vs cliagers occasionnels ou de passage.

Indépendamment de la relation qu’entretiennent les participants, le principe de célérité en vigueur sur le site peut également influer sur la présence ou l’absence de modules conversationnels. À la boulangerie (Sitbon, 1997), par exemple, les modules conversationnels ne viennent agrémenter que 10% des interactions alors qu’il s’agit d’un lieu où les cliagers habitués se rendent normalement tous les jours ou presque.

À l’agence des TCL, c’est probablement la combinaison des deux facteurs – absence de relation et principe de célérité – qui implique qu’aucun module conversationnel n’apparaît dans le corpus de Mena (2000).

Le nombre d’interactions recueillies au tabac-presse comprenant un module conversationnel est tout à fait surprenant. Environ les trois quarts des cliagers prennent le temps de développer au moins un thème conversationnel avec la buraliste. Cette présence massive des modules reflète bien le degré d’intimité qu’il y a entre les cliagers et la buraliste ; et on peut supposer que l’absence de conversation lors de l’interaction de commerce et de service serait presque perçue comme un FTA par les participants habitués à converser.

Les chiffres obtenus pour La Poste et la librairie-papeterie-presse sont, eux aussi, assez surprenants car les gens sont souvent pressés et n’ont en principe pas le temps de développer des modules conversationnels. L’importance de ces chiffres peut sans doute s’expliquer par le fait qu’une partie non négligeable des cliagers de ces deux sites est âgée. Les retraités ont souvent besoin de parler : ils viennent bien sûr pour faire leurs achats, mais aussi pour trouver une oreille attentive à leurs propos. L’interaction a alors une double finalité pour eux : se procurer le bien désiré, mais aussi échanger quelques mots sur un sujet quelconque.

Plus frappant encore, est l’omniprésence des modules conversationnels chez le coiffeur, comme le montre le corpus recueilli par Carcel (1998). Chaque transaction comporte un ou plusieurs module(s) conversationnel(s), eux-mêmes composés d’un ou plusieurs thème(s). Chez les coiffeurs, la relation développée par les participants joue un rôle non négligeable, mais le facteur le plus important reste sans doute la durée de la transaction : contrairement aux autres types d’interactions, elle s’étend sur un empan temporel pouvant parfois atteindre plusieurs heures. Le silence est souvent perçu comme gênant par les participants, et ce, quel que soit le type d’interaction.