1.4. Le lien social

Le lien social qui s’établit entre les participants se manifeste par les traces linguistiques repérables dans l’interaction : l’usage de la politesse et des modules conversationnels. Je ne reviendrai pas sur le traitement des requêtes ou des remerciements abordé ci-dessus mais me concentrerai sur les rituels d’accès, la présence ou l’absence de module conversationnel et l’histoire conversationnelle. Toutefois, les distinctions établies ne relèvent pas d’un classement avec des catégories cloisonnées mais doivent être placées sur un continuum dont une extrémité ferait état d’une absence totale de lien entre les interactants, et l’autre d’un lien maximal par rapport à ce que les participants peuvent construire en contexte transactionnel. L’absence totale d’établissement de lien social est très marquée, mais tout de même attestée dans les interactions de commerce et de service sans séquences encadrantes, ni formules de politesse minimale. Elles ne sont cependant l’apanage d’aucun site en particulier. Le faible nombre de cas attestés suggère d’ailleurs une spécificité due à certains locuteurs. Au milieu de ce continuum figurent les interactions de commerce et de service au cours desquelles des séquences encadrantes ainsi que des formules de politesse ponctuant les moments forts de la transaction peuvent être relevées. Ces cas de figure constituent les cas les plus attestés à la mairie et au Crédit Agricole. On les rencontre également dans de plus faibles proportions à La Poste. Entre l’absence de relation et une relation « normale » par rapport aux sites, de nombreux cas intermédiaires sont attestés : absence de l’une des deux séquences démarcatives, pas de procédés d’adoucissement interne ou externe de la requête, pas de remerciements, etc. Ces cas mixtes sont attestés sur tous les sites, mais ne constituent jamais le type majoritaire. Enfin, à l’autre extrémité du continuum s’insèrent les interactions faisant état d’une relation proche entre les participants avec des séquences encadrantes, des formules de politesse et des modules conversationnels au sein desquels cliagers et commagents peuvent parler d’eux-mêmes.

Les relations établies par les participants ne sont cependant pas toujours suffisamment développées pour autoriser le commagent à parler de lui-même : certaines d’entre elles faisant intervenir des participants avec une relation moins proche contiennent des modules conversationnels où seul le cliager peut parler de lui, quand d’autres, au sein desquelles les participants partagent des liens encore moins proches, ne font état que de modules conversationnels traitant de thèmes généraux. Tous ces cas sont attestés au tabac-presse où ils constituent le schéma principal pour les interactions, ainsi qu’à la librairie-papeterie-presse et, avec un pourcentage moins élevé d’occurrences, à La Poste.

L’existence de ce lien social entre les participants invite à reconsidérer la différence recherchée entre des interactions de commerce et de service au cours desquelles l’échange concerne un bien ou un service. Sans nier l’importance du contexte, il semble possible de considérer que la différence s’installe plutôt entre des interactions de commerce et de service autorisant l’établissement d’un lien social et des interactions de commerce et de service ne donnant pas la possibilité aux participants d’établir une relation. Plus que le bien ou le service échangé, ce qui autorise les participants à tisser un lien social, c’est avant tout la fréquence des rencontres, mais aussi les dispositions et l’état d’esprit de chacun des participants. Le nombre ainsi que l’intervalle entre les interactions contraint la relation : il est plus facile pour les participants de la reprendre quelques jours plutôt que quelques mois après la dernière rencontre. La fréquence des rencontres entre commagents et cliagers à la librairie-papeterie-presse et au tabac-presse autorise l’établissement d’une relation assez proche car les biens disponibles sur ces sites sont des biens d’usage courant, même si ce phénomène est davantage prononcé au tabac-presse qu’à la librairie-papeterie-presse. Les cliagers deviennent donc rapidement des habitués. La distance temporelle qui sépare également les rencontres à la mairie, à la banque et à La Poste couplée au nombre de commagents restreint la possibilité pour les participants d’entrer en interaction régulièrement, et donc de tisser des liens. Le bureau de poste dans lequel les enregistrements ont été effectués met toutefois en relief la combinaison de ces deux facteurs pour les autres sites : la commagente est seule à assurer le service dans un petit village et la fréquence des rencontres entre les participants ainsi que leur volonté à établir un lien viennent à bout des obstacles. En effet, le comptoir-caisse, la banque et le guichet sont considérés comme des barrières à l’établissement d’une relation entre commagents et cliagers, barrières que les participants savent comment faire tomber lorsqu’ils manifestent le désir d’initier une relation, comme en témoigne le cas de La Poste où les participants communiquent et tissent un lien social au travers d’une vitre.

L’existence d’un lien social plus ou moins prononcé ou son absence contraint très fortement les interactions de commerce et de service : en plus des ajouts au script minimal du type d’interaction que constituent les modules conversationnels, l’absence ou la présence de lien social a également des implications au sein même des trois séquences majeures puisqu’elle a des impacts sur la formulation des requêtes, l’absence ou la présence des remerciements, le nombre de composantes attestées en ouverture et en clôture d’interaction, etc. Force est donc de constater l’existence d’interactions au sein desquelles les participants se cantonnent à leurs rôles de commagents et de cliagers sans chercher à les dépasser et à établir une relation avec leurs partenaires d’interaction. C’est notamment le cas à la mairie, au Crédit Agricole, et à La Poste pour une partie des interactions. Dans ce cas, on a donc affaire à des interactions très ancrées dans le script préexistant à l’interaction qui n’est pas négocié. À l’opposé se rencontrent des interactions au cours desquelles les participants vont au-delà de leurs rôles de commagents et de cliagers en acceptant de tisser un lien avec leurs partenaires d’interaction, ce lien pouvant être plus ou moins élaboré. Ce type de lien se rencontre au tabac-presse, à la librairie-papeterie-presse, et à La Poste dans une plus faible proportion. Il convient tout de même de signaler que le lien entre les participants au tabac-presse est très prononcé, certaines interactions laissant même à penser que les participants se comportent comme des amis. Les interactions au cours desquelles les participants laissent leur lien se manifester présentent, au contraire des interactions de la mairie et du Crédit Agricole, un investissement subjectif des participants beaucoup plus fort avec des plaisanteries et des développements de thèmes non centrés sur l’activité transactionnelle. Les interactions se déroulent donc de manière moins routinière, moins rituelle et moins formelle, le cas extrême du tabac-presse laissant apparaître un aspect ludique sous-jacent aux transactions. Les raisons de l’existence de ce lien social, hormis les dispositions des participants, ont trait au type de biens et de services disponibles : usage courant vs moins courant, ainsi qu’à un aspect sous-jacent qui concerne la fréquence des rencontres, c’est-à-dire les cliagers habitués vs les cliagers occasionnels ou de passage.

Mais la caractéristique la plus importante que les analyses mettent à jour tient au fait que les participants sont très attachés aux rituels d’accès et aux formules de politesse, et ce, indépendamment de la relation qu’ils entretiennent ou des rôles qu’ils occupent. Commagents et cliagers manifestent une rigueur certaine quant à l’observation et l’actualisation de ces rituels et formules de politesse. C’est un point sur lequel il faut insister : sur certains sites où les cliagers se trouvent, pour ainsi dire, en terrain familier, on pourrait s’attendre à ce qu’ils ne se gênent pas et fassent ce qu’ils leur plait. Au contraire, il semble qu’ils attachent une importance plus grande à ces rituels et formules de politesse qui, même s’ils se manifestent différemment sur les sites convoquant des cliagers habituels que sur les sites accueillant des cliagers occasionnels ou de passage, n’en sont pas moins actualisés. On peut même aller jusqu’à dire que, dans les cas de relation affirmée, commagents et cliagers attendent les uns des autres ces petites attentions rituelles.