5.1 Les conditions d’émergence du concept de compétence

La notion de poste de travail est aujourd’hui insuffisante pour rendre compte de l’activité du salarié en situation de travail. Dans la plupart des secteurs, la stabilité du triptyque tâche / outil / individu semble avoir vécu. Nous savons que les logiques de postes s’appuient sur l’analyse du contenu des emplois. Celle-ci passe par une description fine et précise de toutes les tâches élémentaires requises pour l’exécution du travail. Ces logiques peuvent se justifier en cas de forte division du travail. Cette analyse est aujourd’hui remise en cause par les emplois qui s’enrichissent et apparaissent comme des regroupements d’une multitude de tâches élémentaires de natures différentes et aux finalités parfois diverses. Nous pouvons aujourd’hui substituer à une analyse du travail, en termes de tâches élémentaires et parcellisées, une analyse en termes d’activité. Celle-ci devient, en quelque sorte, la plus petite unité organisationnelle du travail que nous pouvons considérer comme l’activité unitaire de base, telle que la préconise Jardillier 294 . Cette activité regroupe, par des objectifs ou missions communes, un ensemble d’opérations elles-mêmes décomposables en opérations et phases qui, dans une approche traditionnelle, donnent lieu à des emplois différenciés. Cette activité unitaire doit être confiée toute entière à un salarié pour qu’il puisse l’accomplir d’une manière intelligente et efficace.

Toutes les entreprises connaissent, aujourd’hui, des mutations rapides et importantes affectant le contenu du travail. Les compétences exigées de la part des salariés ne suffisent plus. Les transformations technologiques entraînent une obsolescence plus rapide des qualifications des postes et des personnes 295 .

Nous avons développé, dans le chapitre quatre, les logiques de rationalisation qui fondent l ‘évolution des classifications. Aujourd’hui, la remise en question de la notion de poste conduit à un changement de problématique qui se caractérise par le passage du couple poste / qualification au couple fonction / compétences.

Le terme fonction, que nous avons défini, au chapitre trois, comme un élargissement du poste de travail à des activités lui donnant du sens par rapport à l’organisation, en termes d’interactions, s’applique à tous les emplois aux contours flous et au contenu plastique. Le terme de compétence s’applique aux personnes, ce qui entraîne deux profondes transformations :

  • - le travail ne se réduit pas uniquement aux tâches strictement exigées au poste, d’autres activités sont réclamées aux titulaires, comme par exemple des réunions pendant le temps de travail ou des contrôles, de la topomaintenance tel que nous l’avons observé au sein de la société X ;
  • - la personne, avec ses caractéristiques personnelles et « transportables », enrichit le travail et le contenu réel de son emploi, tout autant que celui-ci lui impose un comportement professionnel.

Dans ces conditions, le terme de fonction est mieux approprié pour définir une activité qui fait davantage référence aux capacités de son titulaire qu’à la description d’une situation réelle et précise du travail. L’objet à évaluer devient plus imprécis car le poste de travail ne peut plus servir de référence. Il faut le contourner pour tenter de mesurer ce qui émerge. Cependant, la frontière entre la situation de travail et la personne n’est pas évidente. Les mutations technologiques ont transformé les environnements de travail et remettent en question les principes tayloriens de séparation entre les activités de conception mettant en œuvre les connaissances et l’exécution des consignes données propre à la division du travail 296 . Nous nous orientons désormais vers la prise en compte des compétences comme unité pertinente d’évaluation 297 . La notion de compétence met en évidence le comportement de l’individu en situation de travail et son intelligence dans l’accomplissement des missions qui lui sont réclamées aujourd’hui.

Comment se fait-il que le concept de compétence, qui n’est pas inconnu, fasse aujourd’hui l’objet d’une attention renouvelée ?

Nous avons déjà signalé, dans le chapitre 4, les tentatives qui ont été menées, avec plus ou moins de succès, prenant en compte les capacités des personnes dans l’élaboration de systèmes de classification. Ces actions traduisent les efforts d’adaptation des entreprises au contexte mouvant de leur environnement.

La vision reposant sur l’analyse des ressources et des compétences est apparue dans un contexte de crise et d’incertitudes économiques. Depuis le début des années 1980, le concept de compétence individuelle est au cœur des préoccupations des chercheurs et des praticiens. Ce concept n’est pas neutre car il est au cœur de la contribution de la gestion des ressources humaines à la stratégie de l’entreprise. Les entreprises sont confrontées aux turbulences de leur activité économique mondiale et tentent de se donner les moyens de rester compétitives. La réussite de la stratégie des entreprises dépend des acteurs qui détiennent, chacun, une partie de la compétence d’entreprise. 298

Cannac Y. (1985) 299 , en France, met en avant le terme de compétence en présentant la nécessité pour les entreprises de se battre pour développer les compétences de chacun. Il s’agit pour l’entreprise d’être compétente pour rester ou devenir compétitive. Cela implique qu’elle puisse identifier les compétences stratégiques dont elle a besoin à travers les compétences individuelles.

Savall H.(1979) 300 considère le potentiel humain comme un facteur énergétique essentiel et une source d’avantages concurrentiels économiquement porteur.

Pour Merle F. (1988) 301 , la qualité de la gestion des compétences et de la formation conditionnent le niveau de performance stratégique de l’entreprise.

Atamer T. et Calori R. (1989) 302 attachent une importance primordiale aux ressources humaines. Les compétences personnelles et techniques constituent des facteurs clés de succès sur lesquels les entreprises doivent s’appuyer pour rester compétitives.

En 1982, le concept de compétence est développé aux Etats Unis avec la parution d’un ouvrage important 303 où il apparaît comme le concept central dans la théorie de classification des organisations. Dans cet ouvrage, l’auteur définit l’organisation comme l’ensemble des compétences possédées par les membres qui la composent.

La logique compétence est définie en 1991 dans l’accord A Cap 2000 304 comme se substituant à la logique de progression professionnelle par remplacement des postes disponibles au sein d’organigramme préétablis.

D’autres expériences de gestion des compétences ont été conduites. Peretti (2002) 305 cite l’exemple de Foggini France et Hervé Thermique dans ce domaine.

Dejoux (2001) 306 note que le succès actuel de la notion de compétence, dans le secteur public, n’est pas le fait du hasard. En 1980, un transfert des outils de gestion du secteur privé vers le secteur public s’est réalisé avec le développement de la notion de service, la décentralisation des décisions, l’écrasement de la pyramide hiérarchique, le développement de la responsabilisation individuelle et collective…Ce secteur vit aujourd’hui le passage d’une logique de résultats à une logique de compétence. La SNCF, EDF-GDF, France Télécom sont dans ce type de démarches.

L’entreprise n’est pas le seul paramètre expliquant la prise en compte des compétences. Les consommateurs sont un catalyseur de la montée en puissance de la notion de compétence car ils manifestent des besoins changeants. Ils s’intéressent davantage aux produits et réclament des services personnalisés. Ils favorisent ainsi la concurrence internationale. La crise de l’emploi favorise l’émergence du concept de compétence. Les demandes d’emplois sont rédigées en mettant en évidence la formation en termes d’apport de compétences ou l’expérience professionnelle en termes de compétences acquises.

Zarifian (1994) 307 interprète la logique compétence comme un nouveau modèle productif. L’entreprise est un système à l’intérieur duquel les dimensions économiques, financières, technologiques, culturelles, humaines, inter-agissent fortement. « Nous ne pouvons espérer faire évoluer profondément une dimension sans agir sur les autres » (Beyssere des horts) 308 . Pour s’adapter aux environnements concurrentiels en constante évolution, les entreprises doivent se penser comme des systèmes évolutifs, réactifs et uniques. Zarifian et Veltz (1994) 309 notent que « le travail moderne est par essence et non par choix ou par décision, de plus en plus collectif et variable. D’où la tendance de plus en plus répandue à substituer une définition par objectif à atteindre ou par les fonctions à remplir ( …) à la définition classique des tâches » 310 . On y développe des responsabilités à « géométrie variable ».

Les nouvelles organisations du travail impliquent de la part du personnel une certaine polyvalence et la maîtrise, même de façon occasionnelle, de différents postes de travail de qualification égale ou non.

Marbach (2000) 311 souligne que « L’évolution se fera par un glissement des exigences des postes strictement imposées aux individus, à des individus interchangeables, aux capacités associées à des emplois personnalisés ». L’individu doit lui-même contribuer à la construction de son propre « espace professionnel ».

Afin d’assurer leur flexibilité, les entreprises sont amenées à recomposer leur force de travail, en élargissant les compétences de leur personnel. Cette situation engendre de la rigueur dans les entreprises. La gestion des compétences est un facteur de rigueur car en distinguant celles qui sont stratégiques de celles qui ne le sont pas, la gestion des compétences devient un outil de contrôle et de rationalisation.

Nous voyons que les différents composants du contexte économique et social actuel fondent l’apparition du concept de compétence.

La compétence individuelle est également au cœur des discours des Directions des ressources humaines. Il est plus facile de gérer des compétences individuelles, en fonction des demandes ponctuelles de l’organisation, plutôt que des postes définis à priori à caractère rigide. Cette gestion introduit la souplesse indispensable dont ont besoin les entreprises face aux exigences de leurs clients.

Dans un souci de réactivité et d’efficacité, les entreprises ont intérêt à connaître et à recenser les compétences dont elles disposent afin de les mettre en adéquation avec leurs besoins futurs dans une démarche prospective 312 . Les mutations technologiques du dernier quart du vingtième siècle imposent des régulations plus rapides et l’adoption d’une approche centrée sur les compétences.

Les évolutions technologiques telles que l’automatisation, ont entraîné un mouvement de dématérialisation du travail où l’aléa et l’imprévu sollicitent la mise en œuvre de nouvelles compétences comme la capacité d’initiative, l’anticipation ou la communication. « Au lieu de chercher à prévoir comment les postes évolueront et ce qu’ils exigeront, ce qui représente une activité hautement aléatoire dans un environnement très incertain, il s’agit d’identifier et de classer les compétences des individus afin de repérer celles qui devront être déployées pour faciliter l’adaptation à ces emplois nouveaux qu’on ne sait justement pas définir » (Thierry et Sauret, 1993) 313 .

Si les conditions du contexte favorisent l’émergence du concept de compétence, celle-ci doit également trouver les conditions qui facilitent sa mise en œuvre. La compétence individuelle est au cœur du modèle de l’organisation qualifiante. La littérature concernant l’organisation apprenante, (Anciaux, 1994) 314 , (Mack, 1995) 315 et l’organisation qualifiante, (Amadieu, Cadin, 1996) 316 , (Ledford, 1992) 317 , (Zarifian, 1988) 318 , s’appuie sur la description des conditions de travail des ouvriers et met en avant les avantages du modèle de la gestion des compétences individuelles. L’organisation qualifiante se fonde sur le principe que toute situation de travail peut être l’opportunité de conduire des actions d’apprentissage. Cela suppose la mise en œuvre de programmes de formation élaborés à partir des pratiques du terrain non connues entièrement à l’avance. Elle favorise le développement de nouvelles connaissances associées à la réalité, à la complexité et à la nouveauté des situations. En quelque sorte, l’organisation qualifiante doit être éducative au sens de sa capacité à développer un apprentissage permanent. Ce type d’organisation vise un double objectif :

  • produire un résultat économique direct ;
  • développer des compétences individuelles.

Dejoux (2001) 319 note cependant une limite aux principes de l’organisation qualifiante, sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 6, concernant l’entreprise comme lieu permanent d’apprentissage. Elle considère que ce type de structure semble mieux convenir aux entreprises de process qu’aux entreprises de séries ou de service où il semble plus difficile à transposer.

Nous pensons que cette limite peut être repoussée comme le montrent nos travaux au sein de la société X. Nous avons pu mettre en place des actions concertées d’apprentissage de nouvelles pratiques pour du personnel de faible niveau de qualification.

Nous proposons, dès à présent, de définir la notion de compétence.

Notes
294.

JARDILLIER P., « La maîtrise de l’emploi » Ed. PUF, 1982, 224 p., cité par Donnadieu et Denimal.

295.

PERETTI J.M., « Ressources humaines », Ed. VUIBERT, 7ème édition, 2002, 577 p.op.cit.

296.

ROPE et TANGUY « Savoir et compétence : de l’usage de ces notions à l’école et à l’entreprise » Ed. l’Harmattan,

297.

DELHOMME F. mémoire pour le DESS Droit et relations sociales dans l’entreprise « Les classifications professionnelles, un référentiel commun au cœur des relations entre l’entreprise et ses salariés. Quelle légitimité et quelle place stratégique occupent-elles ? »74 p. Grenoble, 2001, op. cit.

298.

BESSEYRE DES HORTS C.H., « Vers une gestion stratégique des ressources humaines »,Ed.d’Organisation, 1990, 224 p. op. cit.

299.

CANNAC Y. et la CEGOS : « La bataille de la compétence » , Paris, Ed. Hommes et Techniques, 1985.

300.

SAVALL H., « Enrichir le travail humain », Ed. Dunod, 1979, 1ème Ed. 1975, 232 p.

301.

« La gestion des compétences. Condition préalable à une formation utile à la stratégie des des entreprises », Thèse de Sciences de gestion, Lyon 2, 1988.

302.

CALORI R., ATAMER T., « Diagnostic et décisions stratégiques », Paris, Ed. Dunod, 1993, 716 p.

303.

MAC KELVEY B., « Organizational systematics: taxonomy, evolution and classification », Berkeley, Univ. of California Press, 1982.

304.

Accord sur la conduite de l’activité professionnelle.

305.

PERETTI J.M., « Ressources humaines », Ed. VUIBERT, 7ème édition, 2002, 577 p.op.cit.

306.

DEJOUX C., « Les compétences au cœur de l’entreprise » Ed. d’Organisation, 2001, 348 p.

307.

ZARIFIAN PH., VELTZ P., « De la productivité des ressources à la productivité par l’organisation » Revue française de gestion, 01/02/1994, n° 97, p. 59-66.

308.

BESSEYRE DES HORTS C.H., « Vers une gestion stratégique des ressources humaines »,Ed.d’Organisation, 1990, 224 p. op. cit.

309.

Ibid.

310.

Ibid.

311.

V. MARBACH « Evaluer et rémunérer les compétences », Ed. d’Organisation, 2000.

312.

DEJOUX C., « Les compétences au cœur de l’entreprise » Ed. d’Organisation, 2001, 348 p. op. cit.

313.

THIERRY D., SAURET C. « La gestion prévisionnelle et préventive des emplois et des compétences » l’Harmattan 1993

314.

ANCIAUX J.P., « L’entreprise apprenante : vers le partage des savoirs et des savoirs-faire dans les organisations », Ed. d’Organisation, 1994

315.

MACK M., « L’organisation apprenante comme système de transformation de la connaissance en valeur », Revue française de Gestion, sept.-oct. 1995, pp.43-48

316.

AMADIEU J.F. ; CADIN L. « Compétence et organisation qualifiante » Economica, 1996.

317.

LEDFORD G. ; « Skills management : The skill Based Approach to Human Research Management » European Management Journal, Vol. 10, n° 4, 1992, pp. 383-391.

318.

ZARIFIAN PH. ; « L’émergence du modèle de la compétence » in les stratégies d’entreprises face aux ressources humaines : l’après Taylorisme, Economica, 1988.

319.

DEJOUX C., « Les compétences au cœur de l’entreprise » Ed. d’Organisation, 2001, 348 p. op. cit.