Introduction

Au tout début du mois de janvier 1939, Otto Hahn et Fritz Strassman de Berlin découvrent la fission de l'atome. Quatre ans plus tard, le 2 décembre 1942, Enrico Fermi et ses collègues de l'Université de Chicago parviennent à réaliser la première réaction en chaîne contrôlée. De nos jours, près des quatre cinquièmes de l'électricité est produite en France grâce à des machines utilisant le principe de la fission. Pourtant, dès l'origine, les dangers inhérents à ce phénomène étaient connus par les scientifiques : le risque d'explosion allait être mis à profit pour construire des bombes d'une puissance inégalée tandis que la construction des piles atomiques allait s'entourer de grandes précautions. Rarement sans doute dans l'histoire une technique aura connu un développement aussi fulgurant, mais rarement également elle aura été l'objet d'autant de critiques et d'oppositions. C'est l'histoire des mesures prises pour maîtriser les risques de cette source d'énergie qui est l'objet de la présente étude.

L'histoire de ce que scientifiques et ingénieurs appelleront la «sûreté nucléaire» s'insère dans le cadre d'une réflexion plus vaste sur la sécurité dans le monde technique. Dans le cadre d'une histoire des techniques, la sécurité est appréhendée comme moyen de comprendre et la technique et la société ainsi que leurs influences réciproques. La sécurité, en tant que maîtrise du risque, constitue l'interface parfaite entre la gestion du progrès scientifico-technique et l'évolution de la société dans son ensemble. Le concept de sécurité des objets techniques fait le lien entre les préoccupations journalières de la communauté des scientifiques et ingénieurs et le reste de la société. Car les objets techniques sont mis à la disposition de la société, ou ont des répercussions allant bien au-delà de leur domaine propre. Mais ils sont également le produit, le reflet d'une société.

Ce thème de «sécurité et technique», peu traité au plan historique, s'est pourtant hissé au cœur des préoccupations de nos sociétés. Le développement de la société industrielle avec l'apparition des complexes chimiques, pétroliers, nucléaires, avec l'accroissement des problèmes de stockage, de transport comme d'élimination de matières dangereuses montre que la technique est aussi source de nuisances, porteuse de risques majeurs, comme l'ont prouvé les catastrophes de Bhopal, Seveso, Tchernobyl pour ne citer que certaines des plus marquantes. La sécurité des systèmes techniques et la prévention des accidents sont aujourd'hui un problème majeur, aux yeux des populations, des industriels et des pouvoirs publics.

C'est pourquoi l'histoire de l'évolution des conceptions de la sécurité dans le domaine technique semblait ouvrir d'intéressantes perspectives. Un premier objet d'étude avait été le chemin de fer, domaine réputé pour sa sécurité, au cours de 150 ans d'histoire depuis l'essor industriel du XIXe siècle. C'est plus particulièrement l'histoire de la signalisation qui avait attiré notre attention : une fois surmontés les problèmes spécifiques de résistance des rails, d'explosion des chaudières, la signalisation s'avérait être le cœur de la sécurité de ce moyen de transport. Au cours de cette longue histoire, on a pu montrer l'évolution de la doctrine et des pratiques en matière de sécurité, en fonction des apports des nouvelles techniques d'abord mécanique, électrique puis électronique, sous l'angle notamment du rapport entre l'homme et la machine, mais aussi en fonction des craintes de l'opinion suscitées par les accidents ayant conduit à l'intervention des pouvoirs publics. La sécurité s'avérait être un révélateur du changement technique, mais également moteur de ce changement.

Après le chemin de fer, le choix de l'électronucléaire était d'autant plus indiqué que, outre son potentiel de danger considérable, à la différence de tous les autres développements industriels passés, la sécurité avait été une priorité affichée dès le début par les scientifiques qui développèrent cette nouvelle forme d'énergie. Alors que l'histoire du chemin de fer s'étire sur un siècle et demi, l'histoire de l'énergie nucléaire se déroule comme «en accéléré» puisque seulement quelques dizaines d'années s'écoulent entre la découverte du principe de la fission, base physique de la production d'énergie, et la réalisation industrielle à grande échelle. Cette rapidité de développement comme ce potentiel de risque colossal rendent d'autant plus intéressante l'étude de cet «exploit» que constitue la maîtrise technique du risque.

Un premier objectif était de comprendre comment les scientifiques puis les ingénieurs ont élaboré les principes, les moyens techniques leur permettant de maîtriser ce risque, en essayant de distinguer l'importance respective des théories, des règles de l'art, des expériences, des prototypes, dans l'arsenal dont disposent tout d'abord les concepteurs, les constructeurs puis les exploitants qui font fonctionner les installations au quotidien. La question était posée de savoir comment, malgré une connaissance non exhaustive des phénomènes, les ingénieurs parviennent à fabriquer une machine qui fonctionne, et ainsi de tenter d'approcher l'une des particularités du savoir des ingénieurs.

Un deuxième objectif qui constitue sans doute la nouveauté de cette étude était de montrer le point de vue des ingénieurs, en interne. Car la sûreté n'est pas qu'une question de rapports de force entre acteurs, mais c'est avant tout une question technique, dont les ingénieurs sont les premiers à se préoccuper. Chronologiquement, mais aussi par «intérêt» : on ne construit pas une machine pour qu'elle explose mais pour qu'elle fonctionne le mieux possible ! On a cherché à comprendre comment au sein-même des développeurs du nucléaire, la question de la sûreté a été appréhendée : alors que l'accent est souvent mis sur le rôle du contexte extérieur, on a souhaité montrer les enjeux, les oppositions qui ont existé entre membres du sérail du fait de la distinction des rôles qui s'est opérée entre développeurs et contrôleurs. On voulu examiner aussi comment les préoccupations de sûreté des ingénieurs ont été influencées par les enjeux du développement de cette énergie, comment les modalités de l'expertise de la sûreté se sont modifiées, en particulier avec le changement d'échelle entre le travail de laboratoire et le programme industriel. Un objectif était de cerner ce que pouvait avoir de spécifique la démarche adoptée en France pour l'expertise de la sûreté, alors que le développement de cette forme d'énergie est concomitante dans les différents pays. Par ailleurs, il paraissait intéressant de voir comment la sensibilité naissante de l'opinion vis-à-vis des impacts du développement technologique sur l'environnement à partir des années 70 allait, ou non, modifier la perception des questions de sécurité dans le monde des techniciens.