Les thèmes, les champs

Retracer l'évolution de la sûreté nucléaire au cours de la seconde moitié du vingtième siècle implique une nécessaire histoire technique des techniques. La sûreté est en effet un sujet éminemment technique. La controverse à propos de l'énergie nucléaire provient justement des incertitudes quant à la maîtrise du risque. La plupart des oppositions à cette forme d'énergie ou plus simplement des préoccupations de la population n'ont pas leur source dans des présupposés idéologiques : elles proviennent des craintes que suscite le risque de l'énergie atomique. Au-delà des clivages disciplinaires et politiques, le risque nucléaire est un objet d'études, de débat au sein-même de la communauté des techniciens. Il est donc nécessaire de relater comment a été conçue et évaluée la sûreté sur le plan technique. Même si l'analyse sociologique, politique, est fondamentale pour comprendre les enjeux de la sûreté nucléaire, on ne peut traiter sérieusement la question sans une immersion dans les questions techniques, parfois pointues. La sûreté, c'est avant tout le fonctionnement intime de la machine, qui plus est d'une machine complexe. Cependant, cette étude n'est pas un exposé technique sur le fonctionnement d'une centrale nucléaire et sur les techniques de contrôle de sa sûreté. Ce n'est pas un cours technique. A la différence de ce type d'exposés ou de cours de sciences présentant une vérité qui apparaît immuable au moment où elle est enseignée (alors qu'elle évolue dans le temps d'un cours à l'autre), c'est l'évolution des conceptions, des motifs, des acteurs qui est remise en perspective. Cette approche doit permettre une juste intelligence des outils techniques et de leur développement.

L'histoire de la sûreté nucléaire est également l'histoire d'organisations industrielles, comme Electricité de France ou Framatome. C'est aussi l'histoire d'une institution scientifique et technique, le Commissariat à l'Energie Atomique où l'on assiste à la genèse d'une science, de techniques, d'un corps de doctrine, de profils individuels. Car cette histoire est celle d'ingénieurs : leur histoire est très souvent une histoire collective, l'histoire des institutions qui les ont accueillis ou qu'ils ont mis sur pied. Même si quelques personnalités jouent un rôle plus éminent que d'autres, les destins d'ingénieurs sont rarement étudiés. Il existe certes des biographies des grands scientifiques (Joliot) 10 , mais l'histoire des ingénieurs souffre encore de grosses lacunes. Les destins de certains grands bâtisseurs ou administrateurs (Dautry, Guillaumat) ont été retracés, mais on connaît moins bien les «chevilles ouvrières».

C'est une histoire administrative enfin, en particulier de l'institution d'un service au sein du ministère de l'industrie (dont l'histoire reste à faire), confié au Corps des ingénieurs des Mines.

Une telle histoire est nécessairement internationale. Si les premiers développements de l'énergie nucléaire industrielle se sont déroulés dans un contexte de compétition entre nations et sous le sceau du secret, dès les années cinquante, les idées en matière de sûreté émises dans certains pays font l'objet de discussions lors de congrès internationaux. Outre le récit des influences américaine, britannique, canadienne sur les conceptions françaises, et au-delà des transferts de technologie, la comparaison avec les débats de sûreté à l'étranger permet d'illustrer ce qu'a de particulier le système français.

Notes
10.

Baudouï, Rémi, Raoul Dautry, 1880-1951. Le technocrate de la République, Balland, Paris, 1992; Beltran, A., Soutou, G.-H., (dir.), Pierre Guillaumat, la passion des grands projets industriels, Rive droite, Paris, 1994; Pinault, Michel, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, Paris, 2000.