Présentation des différents chapitres

Les quelque cinquante années que compte l'énergie nucléaire industrielle sont marquées par de grandes ruptures soit au niveau des conceptions en matière de sûreté, soit dans l'organisation de son contrôle. Les observateurs s'accordent généralement sur ces différentes périodes d'une durée d'une dizaine d'années chacune environ. Ce sont souvent plusieurs faits qui distinguent la fin d'une période ou le début de la suivante, que ce soit au niveau des phases du développement technique et industriel, au niveau des ruptures conceptuelles, de l'institutionnalisation de la sûreté, ou d'événements marquants comme les accidents.

La première partie de l'étude aborde les premiers pas de l'épopée atomique depuis les découvertes de la physique au début du vingtième siècle jusqu'à l'année 1959 où on prend conscience au CEA de la nécessité de mettre sur pied une structure spéciale chargée d'examiner ce qu'on appelle désormais la «sûreté» des différentes installations du Commissariat. Le chapitre 1 relate ainsi en préambule la découverte de la radioactivité et de ses dangers par les savants. C'est en effet une particularité de l'énergie atomique que d'avoir été développée alors que savants et médecins avaient identifié la source des nuisances de cette nouvelle forme d'énergie, la radioactivité. Au cours des années 30, les découvertes se multiplient (découverte du neutron, de la radioactivité artificielle, de la fission). En 1939, Joliot et ses collègues du Collège de France déposent des brevets où sont envisagés les moyens de tirer parti de la fission du noyau pour produire de l'énergie sous forme explosive ou contrôlée. Alors que les brevets exposent les principes de ce que seront les centrales nucléaires et les bombes atomiques, c'est aux Etats-Unis que la première pile atomique «diverge», la construction de cette première machine et des suivantes nécessitant l'intervention d'une nouvelle catégorie professionnelle, les ingénieurs. Le chapitre 2 aborde le développement des premières piles au sein du CEA, en insistant sur la difficile définition de la sécurité de l'énergie atomique, entre les rôles respectifs des ingénieurs et des médecins dans l'organisation de la protection et de la sécurité. Le chapitre 3 qui clôt la première partie montre la naissance de la sûreté en France. A la suite des exemples américain et britannique où on commence d'ailleurs à s'interroger sur les pires conséquences envisageables d'un accident de réacteur, la fin de la décennie cinquante voit la création en France d'une structure chargée d'examiner la sûreté des installations atomiques au sein du CEA et présidée par le Haut-commissaire, la Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA).

La deuxième partie relate principalement les activités de la Commission de Sûreté du CEA au cours des années soixante. Comme lors de séances d'un tribunal, on assiste à l'examen de la sûreté des piles du CEA où différents points de vue s'affrontent au sein-même du Commissariat (chapitre 4) : point de vue des exploitants des piles de puissance, point de vue de la sous-commission de sûreté des piles et de son noyau d'ingénieurs dont la sûreté est devenue la tâche exclusive, point de vue des constructeurs, des métallurgistes etc. La division des tâches se traduit également par le lancement d'études et de recherches consacrées à la seule sûreté, dont l'enjeu affiché est, tout en faisant progresser la sûreté, de rendre cette nouvelle forme d'énergie compétitive, grâce à une meilleure compréhension des phénomènes physiques en jeu, en autorisant notamment une réduction des marges de sécurité prises initialement alors que ces phénomènes étaient mal connus (chapitre 5). Seul organisme expert au cours de cette période, la Commission de sûreté du CEA est amenée à juger la sûreté des installations atomiques d'autres institutions, et en particulier d'EDF qui fait ses premiers pas dans l'énergie atomique. Malgré un premier décret en décembre 1963 qui instaure une autorité chargée de suivre une procédure visant à réglementer les créations des installations nucléaires, la CSIA reste l'expert de la sûreté (chapitre 6). Le chapitre 7 termine cette seconde partie en montrant un début d'affirmation d'une position française en matière de sûreté nucléaire, distincte de celle des Etats-Unis et de l'Angleterre, en particulier sur la question des accidents graves qui doivent être envisagés en matière de sûreté et sur la sélection des sites susceptibles de recevoir des installations atomiques.

La troisième période (1967-1979) s'ouvre avec l'épisode de la «guerre des filières» ayant opposé le CEA, défenseur de la filière à Uranium Naturel Graphite Gaz (UNGG), et Electricité de France, de plus en plus attirée par la filière PWR (Pressurized Water Reactor) développée aux Etats-Unis. La victoire d'EDF aura d'importantes conséquences, en particulier pour la sûreté : outre le changement de technique et les modalités du transfert de technologie (chapitre 9), ce sont des pans entiers du CEA qui se retrouvent sans activité et une partie d'entre ces éminents techniciens va désormais se consacrer exclusivement à la sûreté. Cette période voit l'émergence, selon un schéma conçu par les plus hautes autorités du CEA, du «tripode de la sûreté» qui caractérise la structure du contrôle de la sûreté nucléaire en France : d'un côté l'industriel qui exploite une installation, de l'autre l'autorité administrative, et enfin un organisme d'expertise (chapitre 8). En effet, à partir de 1973, c'est le service des Mines qui est chargé d'organiser pour le compte des pouvoirs publics le contrôle de la sûreté nucléaire grâce à un Service Central de la Sûreté des Installations Nucléaires, au Ministère chargé de l'industrie. 1976 voit la naissance d'un Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire, au sein du CEA, chargé de l'expertise à la fois des questions de protection (question à caractère plus médical) et de la sûreté (plus du ressort des ingénieurs). Avec l'importation de la technologie PWR par EDF, le CEA mais aussi les pouvoirs publics doivent se mettre à «l'heure américaine», car ce sont également les règles et pratiques de sûreté qu'il s'agit d'adapter au contexte industriel et administratif français. Le chapitre 10 retrace quant à lui l'un des bouleversements conceptuels en matière de sûreté et des conflits qu'il a suscités, autour de ce que l'on a appelé «l'approche probabiliste» de la sûreté. Le chapitre 11 relate l'évolution des études de sûreté au cours des années soixante-dix. Pour les réacteurs à eau pressurisée les débats tournent autour de la vraisemblance de différents scénarios accidentels considérés jusque-là comme peu probables : la fusion du cœur ou la rupture de la cuve. Les études de sûreté pour les réacteurs à neutrons rapides sont d'autant plus cruciales pour les hommes du CEA qu'ils ne désespèrent pas que cette filière constituera l'un des axes d'avenir de l'énergie nucléaire en France et dans le monde.

L'accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island en mars 1979 aux Etats-Unis ouvre une période de remise en cause. Le chapitre 12 s'attache tout d'abord à rappeler le contexte industriel et psychologique des milieux nucléaires français à la veille de l'accident : alors que des séries de tranches nucléaires sont sur le point de démarrer en rafale, que le programme d'équipement nucléaire est présenté par les plus hautes autorités gouvernementales comme une question vitale pour la nation, des discussions vives opposent les partenaires à propos du coût des mesures de sûreté dont une partie des protagonistes envisagent le renforcement alors que d'autres estiment que celles-ci sont amplement suffisantes eu égard aux efforts consentis dans d'autres activités industrielles. La première moitié des années soixante dix est également marquée par l'apparition en France de la contestation antinucléaire qui se cristallise autour de la sélection des sites devant accueillir les différentes tranches du programme. Nous montrons comment les diverses parties s'affrontent autour de ces questions, le jeu du pouvoir gouvernemental qui découvre l'opposition larvée d'une partie des administrations locales aux volontés d'EDF, la mise en place de critères de sélection des sites par les experts et leur opposition discrète mais résolue au choix de certains d'entre eux. Ces conflits étant plus ou moins achevés à la fin de la décennie, le ciel semble se découvrir pour un développement plus serein de l'énergie nucléaire : confortés par les prévisions probabilistes, les promoteurs peuvent avoir le sentiment que le risque d'accident est maîtrisé, quand se produit l'accident de Three Mile Island. L'improbable est survenu, provoquant en interne une profonde remise en cause des pratiques de l'industrie nucléaire et la prise en compte de certains accidents graves considérés jusque-là comme hypothétiques, mais aussi une réévaluation du rôle dévolu à l'homme dans la conduite d'installations techniques complexes (chapitre 13). Le chapitre 14 s'attache à montrer les enseignements tirés des premières années de fonctionnement du parc électronucléaire français, ce «retour d'expérience» d'exploitation, principale leçon tirée de l'accident américain. C'est l'occasion d'analyser à la lumière des incidents qui se produisent comment fonctionne le système de contrôle de la sûreté nucléaire, c'est-à-dire les questions techniques autour desquelles se révèlent les pouvoirs de chacun des trois acteurs, tous plus ou moins dépendants du ministère de l'industrie.

La dernière période est à nouveau introduite par un accident, celui de Tchernobyl en avril 1986 (chapitre 15). Si les leçons tirées pour le parc électronucléaire français semblent de prime abord moins importantes qu'après Three Mile Island, les années qui suivent l'accident en Ukraine ouvrent une ère où les relations deviennent plus tendues entre l'exploitant EDF et l'autorité administrative chargée du contrôle de la sûreté. Un certain nombre de difficiles questions techniques affectent l'ensemble du parc alors que l'opinion s'interroge fortement sur les risques du nucléaire (chapitres 16 et 18). C'est dans ce contexte que nous accordons une parenthèse à la contre-expertise commanditée par le Conseil régional du Haut-Rhin. Son rôle ne sera pas décisif mais elle permet d'illustrer, à travers les idées émises par les contre-experts, le déplacement du consensus entre experts dans le sens d'un approfondissement de la prise en compte des «accidents graves» pouvant conduire à la fusion du cœur (chapitre 17). La question du contrôle des citoyens sur des activités techniques complexes est posée avec une acuité nouvelle. Le dernier chapitre (chapitre 19) montre le renforcement du pouvoir administratif de contrôle sur les activités nucléaires, dans un contexte d'internationalisation croissante des questions de sûreté. C'est l'aptitude d'un service de l'Etat à contrôler au nom du public des industries à risque qui est mise en doute, dans un contexte où l'Etat plus généralement apparaît discrédité aux yeux de cette opinion, mais aussi le rôle dévolu aux experts comme détenteurs exclusifs d'un savoir et la neutralité de leur position.