Les sources

Sur le plan «théorique», le débat sur la sûreté entre spécialistes de l'énergie atomique se déroule, comme c'est le cas de nombreux débats techniques, dans les revues spécialisées. C'est pourquoi les principales sources imprimées utilisées sont les revues à caractère scientifique et technique, dont les articles sont écrits par les acteurs mêmes de la sûreté de l'énergie nucléaire. Grâce à ces revues, l'historien peut retracer l'évolution des questionnements au fil du temps. Ont en particulier été dépouillées de façon systématique les revues suivantes : Energie Nucléaire, Revue Générale de l'Electricité, Atompraxis, Bulletin d'Informations Scientifiques et Techniques du CEA, Revue Générale Nucléaire, Nuclear Safety, Bulletin of the Atomic Scientists, Annales des Mines, Bulletin sur la Sûreté des Installations nucléaires, Contrôle, Radioprotection, Nucleonics. L'étude n'étant pas centrée sur la perception du risque de l'énergie nucléaire par l'opinion publique, les articles publiés dans la grande presse n'ont pas été analysés dans le détail. Nous avons cependant consulté de façon exhaustive la principale revue à vocation d'information scientifique française, Atomes, et la revue La Recherche qui lui a succédé en 1970.

En dehors des revues spécialisées qui tendent parfois à présenter la «version officielle» du sérail nucléaire, les actes des congrès internationaux fournissent une source d'information irremplaçable car c'est dans le cadre de ces grandes conférences qu'apparaissent clairement les controverses ou les différences de points de vue entre experts des différents pays, à travers les communications des intervenants ou lors des discussions aux tables rondes qui suivent chaque session spécialisée. Pour la période clé du lancement de l'énergie nucléaire, citons en particulier les conférences des Nations Unies sur les utilisations pacifiques de l'énergie atomique tenues à Genève en 1955, 1958, 1964 et 1971, et les trois premières conférences de l'Agence Internationale de Energie Atomique consacrées à la sûreté en 1962, 1967 et 1973.

Les rapports d'activités du CEA, de l'IPSN, ont également été consultés mais ils sont trop succincts pour fournir des informations autres que la nature des sujets étudiés à telle époque donnée. Par contre à partir des années 90, les premiers rapports d'activité rendus publics par le SCSIN puis par la DSIN contiennent des informations commentées, de même que le rapport annuel de l'Inspecteur Général pour la Sûreté Nucléaire d'EDF à partir de 1988. Les collections complètes des Rapports d'Activité de l'USAEC puis de la NRC américaines, comme celles de la UKAEA ont été consultées systématiquement au centre de documentation du CEA à Fontenay-aux-Roses.

Au-delà des débats théoriques sur la sûreté, seules les archives permettent d'appréhender la manière dont les décisions ont été prises, les choix de sûreté qui ont été effectués sur la base des connaissances disponibles. L'historien est ici confronté à un problème plus délicat à gérer puisque ces archives présentent différents niveaux de confidentialité.

Les archives du CEA conservées à Fontenay-aux-Roses ont constitué la principale source d'information pour les années allant jusqu'en 1982. Le fait que le même organisme, le CEA, ait géré à la fois les aspects civil et militaire de l'énergie atomique pose d'évidentes limites à la consultation des archives. Une autre limitation réelle est sans doute triviale : jusqu'à tout récemment la plupart des fonds n'étaient pas classés, les premiers inventaires datant de 1997. Les archives du CEA ont été privilégiées car les concepts de base, tant techniques qu'en matière d'organisation, ont été émis puis mis en œuvre au Commissariat. Le fonds du Haut-Commissaire (HC) a été la principale source, en particulier les boîtes contenant les procès verbaux des séances de la Commission de Sûreté des Installations Atomiques entre 1960 et 1970. Les fonds de la Direction des Relations Internationales (DRI) et de la Division d'Etude et de Développement des Réacteurs (DEDR) ont été exploités pour ce qui concerne les relations avec les Etats-Unis en particulier pour la sûreté des réacteurs à neutrons rapides.

Les archives de l'IPSN, l'organisme d'expertise, occupent quant à elles des kilomètres linéaires en sous-sol du Département d'Evaluation de Sûreté (DES) au CEA de Fontenay-aux-Roses. Elles comportent aussi bien les rapports des experts, les études effectuées par les différents services, les courriers internes à l'IPSN, les avis remis aux autorités de sûreté, ou encore des documents techniques des exploitants. Cette source primordiale, découverte tardivement n'a malheureusement pas pu être exploitée comme il se devrait. Le caractère non public de ces archives explique leur mise au jour tardive mais aussi les difficultés d'exploitation : les courriers, les avis, les rapports d'experts des différents départements de l'organisme d'expert en charge de l'évaluation de la sûreté (DSN, DAS puis DES) ne sont pas publics. De nombreux documents sont en possession de l'IPSN en vue d'analyse, sous couvert de l'administration, mais ils appartiennent à l'industriel et ressortissent du secret industriel et commercial. Par ailleurs, comme nous le verrons au cours de l'étude, le choix des responsables de l'autorité administrative a toujours été de ne pas rendre publics les documents de travail et les rapports de ses experts pour ne pas limiter leur expression, considérant que la publicité qui serait faite à leurs avis conduirait à les brider, notamment dans leurs critiques à l'égard des industriels. Une loi sur la consultation des documents officiels est en attente. Par ailleurs le régime des archives en France dispose que la plupart des documents administratifs ne sont communicables qu'avec un délai de trente ans, de soixante ans pour ceux concernant des informations intéressant la sûreté de l'Etat ou la défense nationale ou mettant en cause des négociations financières, monétaires et commerciales avec l'étranger.

Ainsi, seule la petite fraction des rapports reprenant les interventions tenues dans le cadre de séminaires internationaux est en «diffusion libre». L'essentiel est soit en «diffusion restreinte», soit en «diffusion limitée» aux personnes ayant à en connaître, soit classé «confidentiel» ou «confidentiel CEA». La grande majorité des rapports n'est donc pas consultable sans autorisation des autorités qui en sont propriétaires (la DSIN). Une autorisation de la DSIN a cependant permis de consulter en particulier certains documents du Groupe Permanent Réacteurs : quelques avis émis par ce groupe d'experts nous ont été rendus accessibles, ainsi que les documents préparatoires émis par l'IPSN.

Pour les années à partir de 1982, les archives du Conseil Supérieur de la Sûreté et de l'Information Nucléaires (CSSIN) ont fourni une riche source documentaire. Elles sont constituées avant tout des procès verbaux des réunions du conseil et des documents de travail élaborés par le SCSIN qui en assure le secrétariat. Elles permettent de distinguer les questions importantes soulevées par les différents acteurs au fil du temps, le positionnement de chacun (syndicats, dirigeants des différents organismes du complexe nucléaire, environnementalistes).

L'histoire contemporaine nécessite une histoire orale c'est pourquoi des entretiens ont été réalisés pour compléter les sources écrites. La bonne volonté de la plupart des acteurs rencontrés de témoigner est à souligner. 26 entretiens ont été enregistrés et retranscrits; les transcriptions sont déposées au centre de documentation de l'Institut des Sciences de l'Homme à Lyon et les normes de confidentialité, précisées dans le dépôt, ont été respectées. Le corpus des gens interrogés recouvre essentiellement des ingénieurs, du CEA, d'EDF et de l'administration, chargés de la sûreté. En majorité, ils ont occupé de hautes responsabilités qui les ont amenés à prendre des décisions influant sur le développement de la sûreté, en particulier pendant la période «glorieuse», celle du lancement du programme PWR d'EDF. Quelques témoignages ont en outre été recueillis pour s'imprégner du «vécu» de l'exploitation, du quotidien du fonctionnement des installations, mais aussi de l'expertise. Les entretiens permettent de découvrir la réalité du fonctionnement derrière les structures théoriques, écrites ou prescrites, aspect majeur pour tout récit historique, mais qui l'est d'autant plus pour l'approche de l'énergie nucléaire en France, où les textes législatifs ou réglementaires sont par exemple peu nombreux : derrière cette minceur apparente des pouvoirs de contrôle, les pratiques de fait s'avèrent plus complexes, et seuls les témoignages vécus ont pu rendre palpable cette réalité.

La sûreté nucléaire a une histoire. Les principes, les moyens techniques mis en œuvre, les structures de contrôle sont une construction qui s'est élaborée au fil du temps en fonction d'exigences internes au monde technique, mais toujours sous la pression plus ou moins forte de l'environnement sociétal : ce sont ces évolutions que nous nous proposons de retracer.