Le texte du brevet se poursuit par la description des moyens à mettre en œuvre pour réaliser les deux idées mentionnées plus haut, la réduction des neutrons pouvant être obtenue par introduction d'éléments légers tels que l'hydrogène, le deutérium, le glucinium, le carbone ou l'oxygène, posant ainsi la définition de ce que l'on appelle communément le modérateur. Outre la température, et suivant une idée de Halban, l'équipe avait pensé utiliser un absorbant de neutrons que l'on pourrait insérer si la réaction devenait trop rapide, ce qui est traduit dans l'énoncé du brevet :
‘«Pour réaliser la diminution, lorsque la température s'élève, de la proportion des neutrons ralentis donnant des partitions d'atomes d'uranium, on introduit au sein de la masse d'uranium […] un élément absorbant dont le coefficient d'absorption (ou la section efficace) devienne d'autant plus importante par rapport à celui (ou celle) de l'uranium que la température est plus élevée.Concluant ce paragraphe sur les grands principes physiques de base, les auteurs résument le fonctionnement d'un réacteur nucléaire :
‘«Désormais, le dispositif de production d'énergie nucléaire conforme à l'invention se trouve donc constitué par une masse d'uranium ou de composé d'uranium, contenant en son sein un élément de ralentissement des neutrons sous forme homogène ou non, et un élément absorbant, sous forme également homogène ou non, le tout pouvant être renfermé dans une enveloppe.Le brevet indique ensuite la définition de la masse critique - la masse minimum de matière fissile pour que puisse s'établir la réaction en chaîne - et les moyens de la réduire par ajout d'éléments en fer ou plomb autour de la masse d'uranium.
Ce premier brevet décrivant les principes de fonctionnement est suivi d'un deuxième brevet, déposé le lendemain 2 mai 1939. Il présente lui un «Procédé de stabilisation d'un dispositif producteur d'énergie» 20 . L'enjeu du développement de l'énergie atomique dans ces premières années réside dans la possibilité de contrôler la production des neutrons dans le dispositif au cours de la réaction en chaîne afin qu'elle ne s'emballe pas au-delà des niveaux souhaités. On n'envisage plus seulement les propriétés intrinsèques de la matière pour stabiliser la réaction mais on ajoute un dispositif spécial de contrôle, en mettant à profit le fait que les chaînes mettent un certain temps à se développer : «Le procédé qui fait l'objet de la présente invention consiste essentiellement à laisser se développer les réactions en chaîne illimitées pendant le temps nécessaire pour obtenir un dégagement d'énergie suffisant, et à arrêter ce développement en agissant sur l'un ou plusieurs des facteurs dont la ou les valeurs primitives donnaient le caractère illimité aux chaînes. On rétablit les conditions du développement des chaînes illimitées que l'on interrompt de nouveau comme précédemment. La répétition de ces opérations, périodiquement ou non, permet d'obtenir un dégagement régulier, considérable, et maîtrisable.» Les auteurs proposent une série d'idées pour un tel dispositif : ils envisagent par exemple de «constituer la masse d'uranium de plusieurs éléments distincts que l'on rapproche et que l'on écarte les uns des autres momentanément et périodiquement de manière à réaliser pendant des durées limitées et déterminées les conditions du développement illimité des chaînes.» La masse d'uranium pourrait être constituée d'une partie fixe et une partie mobile manœuvrable par un moyen mécanique approprié. Ce pourrait être également l'enveloppe diffusante externe que l'on éloigne ou rapproche périodiquement de la masse d'uranium. Un autre procédé envisage d'insérer périodiquement dans la masse d'uranium un écran fait dans une matière susceptible d'absorber les neutrons. On pourrait également insuffler périodiquement un gaz à base d'hydrogène, de deutérium, de cadmium ou de mercure, ou encore soumettre la masse d'uranium à des vibrations appropriées.
A ce niveau les auteurs rajoutent une remarque qui est le fondement de la possibilité du contrôle de la réaction en chaîne, le fait que les neutrons produits par la fission, les neutrons secondaires, sont émis avec un certain délai. En effet, une fraction de ces neutrons secondaires ne sont pas émis instantanément mais avec des retards allant de quelques secondes à plusieurs dizaines de secondes, ce qui est capital pour limiter la croissance exponentielle de la réaction en chaîne et permet de contrôler la réaction de fission au sein du réacteur. Grâce à cette propriété de la nature, les appareils nécessaires au contrôle de la réaction en chaîne peuvent se contenter de temps de réponse de l'ordre de la fraction de seconde et non du dix-millième de seconde. Les auteurs indiquent à titre d'exemple que dans le cas d'un dispositif contenant un ralentisseur et dans lequel les chaînes se propagent par l'intermédiaire des neutrons lents, «le temps entre l'émission d'un neutron et son absorption est de l'ordre du dix millième de seconde. Si le dispositif est tel que le nombre de neutrons se multiplie en moyenne lors d'une ramification, de 1,007 seulement, il faut cent successions de ramifications pour doubler le nombre de neutrons présents. L'énergie dégagée par unité de temps augmente donc en doublant chaque 0,01 seconde. Si le dispositif est muni d'un écran mobile susceptible d'absorber les neutrons lents (ou rapides), et si cet écran pénètre brusquement dans le dispositif toutes les demi-secondes (à un centième de seconde près), on aura pendant la demi-seconde où l'écran est hors du dispositif le développement d'une chaîne ramifiée allant jusqu'au facteur multiplicatif 1018, puis cette chaîne sera coupée par l'introduction brusque de l'écran dans le dispositif.» Des appareils réagissant au centième de seconde semblent réalisables aux yeux des auteurs. De plus, ils proposent non seulement des moyens de contrôler que la réaction en chaîne ne s'emballe pas, mais aussi des dispositifs pour que la production d'énergie soit régulière. Pour cela, ils citent la possibilité de prévoir dans le dispositif ou à son voisinage une source de neutrons d'intensité réglable ou encore de prévoir des relais ralentissant progressivement le développement des chaînes grâce à une commande par des appareils thermométriques ou par des appareils sensibles aux rayonnements émis.
Si les deux premiers brevets s'attachent aux utilisations pacifiques de l'énergie atomique en insistant sur les moyens de maîtriser la réaction en chaîne, un troisième brevet, déposé le 4 mai, envisage des «Perfectionnements aux charges explosives» 21 . La progression géométrique de la réaction en chaîne pouvant devenir illimitée, la réaction peut devenir explosive : «On a cherché conformément à la présente invention, à rendre pratiquement utilisable cette réaction explosive, non seulement pour des travaux de mine et pour des travaux publics, mais encore pour la constitution d'engins de guerre, et d'une manière générale dans tous les cas où une forte explosion est nécessaire.»
A partir d'une formule permettant de calculer la masse critique pour un volume sphérique, le brevet indique à titre d'exemple une masse critique de plusieurs dizaines de tonnes pour de l'oxyde d'uranium en poudre et de quelques tonnes pour de l'uranium métallique. Ces masses étant considérables, le brevet envisage différents moyens pour diminuer cette masse critique, en jouant sur la composition ou la configuration des matériaux utilisés. Différents mécanismes d'amorçage de l'engin sont proposés, par exemple le rapprochement de diverses parties de la masse préalablement séparée - ce qui sera réalisé à Los Alamos quatre ans plus tard - ou un démarrage de la réaction par compression de la structure de cette masse. Un certain nombre de procédés sont également décrits pour éviter une explosion prématurée. Comme pour les procédés des brevets précédents, les préoccupations à caractère technique, les soucis d'optimisation des réalisations sont omniprésents.
A partir de juillet 1939, les membres de l'équipe Joliot déménagent leurs activités au Laboratoire de synthèse atomique d'Ivry et dans une annexe de l'Institut du Radium à Arcueil. Après la déclaration de guerre en septembre 1939, Joliot, Halban et Kowarski multiplient les expériences et les calculs et au printemps 1940 ils déposent deux nouvelles demandes de brevet.
Les brevets de 1939 sont ainsi complétés le 30 avril et le 1er mai 1940. Ils sont signés par Hans-Heinrich von Halban, Jean-Frédéric Joliot et Lew Kowarski, en l'absence de Francis Perrin, et portent tous deux sur des perfectionnements apportés aux dispositifs producteurs d'énergie. 22 Le premier perfectionnement consiste à «enrichir la masse d'uranium en isotope 235», par diffusion thermique. Le second brevet porte sur la forme, les dimensions et la disposition des «éléments de ralentissement», le modérateur : «On s'est rendu compte […] que le développement de ruptures et par suite le dégagement d'énergie qui en résulte se trouvaient favorisés si l'on agençait et si l'on disposait de manière appropriée au sein de la masse uranifère le ou les éléments de ralentissement». Cette idée de Kowarski consiste à concevoir les dimensions du modérateur de manière à maintenir les neutrons à l'écart de l'uranium pendant qu'ils ralentissent, ce qui conduit à imaginer des blocs de modérateur pur à l'intérieur d'une masse d'oxyde d'uranium. Ces perfectionnements marquent les progrès effectués au cours du second semestre de 1939 en France, alors qu'on aboutit aux mêmes conclusions aux Etats-Unis.
Brevet N° 976.541 du 1er mai 1939.
Brevet N° 976.542 du 2 mai 1939.
Brevet N° 971.324 du 4 mai 1939.
Brevets N° 971.384 du 30 avril 1940 et N°971.386 du 1er mai 1940.