1.4. La réaction en chaîne : une question scientifique et technique

1.4.1. La pile de Chicago

En effet, à l'été 1939, Bohr et Wheeler, à Princeton, avaient montré dans un article théorique que seul l'isotope rare de l'uranium (l'U235) est fissile; l'autre, l'U238, qui représente 99,3% de la masse de l'uranium naturel, se contente d'absorber les neutrons sans éclater. Fermi de son côté, réalisait qu'un mélange homogène d'uranium et d'eau avait peu de chance de permettre la réalisation d'un système critique, qu'il serait au contraire bien plus facile d'obtenir à partir d'un dispositif hétérogène séparant l'uranium et le modérateur. En compagnie de Wigner, Fermi allait mettre sur pied une théorie élaborée pour l'analyse de la distribution des neutrons dans un tel système hétérogène. Fermi montrait également que la réaction en chaîne serait facilitée en utilisant un modérateur moins absorbeur de neutrons que l'hydrogène, à savoir le carbone.

Les principes régissant le fonctionnement d'une machine étaient réunis, il allait falloir les tester. Alors que les Français s'orientaient vers l'eau lourde comme ralentisseur plus efficace et que l'équipe de Joliot était dispersée par la guerre, l'équipe de Fermi la première allait réaliser une réaction en chaîne auto-entretenue. Le 2 décembre 1942, sous le stade de Chicago, la première «pile» atomique diverge. Ce premier réacteur est constitué par l'empilement de près de cinquante mille briques d'un graphite très pur, dont certaines sont creusées pour contenir des boules d'uranium oxyde ou métallique. La pile de Chicago mesure 7 mètres de haut. Elle comporte 350 tonnes d'uranium et 6 tonnes de métal. Le retrait d'une barre absorbante de cadmium produit une multiplication des neutrons et l'augmentation de la radioactivité.

Avant que ce réacteur ait été construit, Teller raconte 23 qu'une attention et une prudence particulières avaient été attachées à la manière dont un réacteur pouvait être contrôlé. Comme indiqué plus haut, le contrôle d'un réacteur est rendu possible par une propriété naturelle heureuse du processus d'émission des neutrons qui fait qu'une partie d'entre eux est émise à retardement. Alors que 99% des neutrons environ sont émis immédiatement, 1% est émis avec un retard de l'ordre de quelques secondes lors de la désintégration radioactive des produits de fission. Or le réacteur ne peut être critique et la réaction en chaîne maintenue que si l'on compte tous les neutrons, prompts comme retardés. Il s'agit donc de concevoir le système de telle façon que la réaction en chaîne ne puisse pas être maintenue avec les seuls neutrons prompts, mais qu'elle ne se développe qu'en comptant sur les neutrons retardés également. Ainsi, la réactivité pourra croître et le nombre de neutrons se multiplier, mais seulement en attendant les neutrons retardés, ce qui donne une constante de multiplication de plusieurs secondes et permet un contrôle aisé de la réaction. Mais étant donné le danger et malgré ces considérations théoriques, les physiciens restaient préoccupés et avaient multiplié les dispositifs de sécurité pour cette première divergence : des barres absorbeuses de neutrons plongeant dans le cœur étaient retirées le plus lentement possible, des mesures étaient prises pour contrôler le nombre de neutrons, des systèmes étaient disposés de manière à insérer les barres absorbantes au cas où les choses tourneraient mal, et en cas de défaillance de ces dispositifs, un expérimentateur - peu rassuré dit-on - se tenait au dessus de la pile avec un récipient contenant une solution de cadmium.

Notes
23.

Edward Teller, «An Informal History of Atomic Energy», in : Mark M. Mills, Arthur T. Biehl, Robert Mainhardt (eds.), Modern Nuclear Technology, McGraw Hill, New York, 1960, pp. 1-13.