1.4.2. L'intervention des ingénieurs

La démonstration était apportée, mais si les physiciens avaient inventé l'énergie atomique, prédit les différents phénomènes, compris les principes régissant le fonctionnement d'un réacteur avant qu'il soit construit, la réalisation des installations allait poser des problèmes d'une nature différente : la difficulté avait été touchée du doigt avec la nécessité de rassembler un graphite d'une pureté exceptionnelle, problème de nature plus industrielle que de physique.

Or à partir de l'entrée en guerre des Etats-Unis, une course de vitesse s'est engagée pour la production des matières nécessaires à la réalisation d'une bombe atomique, et en particulier pour la livraison de plutonium. Les Etats-Unis lancent à cette fin la construction de trois grands centres atomiques, à Hanford dans l'Etat de Washington, à Oak Ridge dans le Tennessee et à Los Alamos dans le désert du Nouveau-Mexique. La responsabilité de l'ensemble du programme de fission est transférée à l'armée sous la direction du général Groves, qui s'appuie sur les ingénieurs de la société Du Pont, notamment pour les piles à graphite plutonigènes de Hanford. Les savants purent se sentir dépossédés de leurs découvertes. Ils estimaient également que les installations ne pourraient pas être réalisées suffisamment vite si on les confiait à des militaires, des administrateurs ou à des ingénieurs ne connaissant rien à l'énergie nucléaire. Ces frictions sont relatées par Spencer Weart qui reproduit une déclaration d’Herbert Anderson de septembre 1942 : «Il doit être précisé sans équivoque possible que tous les détails sont entre les mains du groupe scientifique qui assume la responsabilité et possède seul les connaissances nécessaires pour prendre des décisions. Toute ingérence… ne peut que retarder les progrès Cette position était partagée par Wigner qui déclarait en novembre : «Nos procédés ont été conçus par des savants et ne sont connus que d'eux; toute initiative pour mettre d'autres personnes aux commandes est artificielle et préjudiciable.» Weart ajoute que «aux réunions du conseil technique du laboratoire, Fermi, Szilard, Wigner et d'autres discutaient sur la façon d'organiser plus efficacement le travail.» 24

A propos des réacteurs de Hanford, Edward Teller raconte une anecdote illustrant les désaccords entre les ingénieurs de Du Pont et les physiciens dont il fait partie. Son anecdote illustre également l'importance des aspects technologiques, la différence entre l'expérience et les savoirs mobilisés par les physiciens et les ingénieurs. Alors que les uns et les autres sont convaincus de la nécessité de procéder au plus vite à la construction d'installations de production de plutonium s'inspirant de la pile de Chicago, les avis divergent sur le moyen de concevoir ce type d'installation, le choix étant d'autant plus important qu'il peut influer sur cette production si vitale pour la victoire militaire. Edward Teller se souvient : «Les physiciens disaient : construisons un réacteur. Nous savons précisément de quelle taille il doit être. Nous pouvons le calculer. Nous devrions le construire grand comme ceci et un tout petit peu plus grand, et alors tout marchera parfaitement. Mais les ingénieurs de Du Pont disaient : Non. Nous n'avons pas le temps de construire une très bonne usine pilote. Nous n'avons pas confiance en vous les gars. Nous construirons le réacteur deux fois plus grand, nous le construirons trois fois plus grand; et cela prendra un peu plus de temps en procédant ainsi. Les réacteurs furent construits suivant les plans des ingénieurs de Du Pont. Une fois terminées, les grandes piles d'uranium et de graphite se comportèrent exactement comme prévu. Elles devinrent critiques quand elles étaient supposées devenir critiques. Elles étaient beaucoup trop grandes. Du temps avait été dépensé en vain et les physiciens dirent aux ingénieurs : vous voyez. Alors se produisit quelque chose d'étrange. Après avoir fonctionné correctement pendant un temps, le réacteur devait être arrêté pour une courte période. Puis les barres absorbantes furent remises à la position où elles se trouvaient pendant le fonctionnement du réacteur, mais le réacteur ne bougea pas. On ne put redémarrer l'exploitation que parce que le réacteur avait été construit «excessivement» grand. Et les ingénieurs dirent aux physiciens : Vous voyez.» 25 En fait, Teller explique qu'on comprit seulement par la suite que ce comportement inexpliqué était dû à un phénomène imprévu : l'empoisonnement xénon. Si les physiciens avaient prévu que certains des produits de fission pourraient absorber des neutrons et ainsi agir comme des poisons, et que par conséquent le réacteur devait être construit un petit peu plus grand, le comportement du plus important des poisons leur avait échappé : l'iode radioactive. Celle-ci se désintègre avec une période de quelques heures en xénon radioactif, qui vit à son tour quelques heures mais possède une section efficace d'absorption énorme, ce qui fait que la présence de xénon dans un flux de neutrons le rend rapidement inoffensif puisque les neutrons sont absorbés. Tant que le réacteur fonctionne, le xénon fabriqué disparaît naturellement avec le temps, mais si le réacteur vient à être arrêté pour quelques heures, l'iode fabriquée réintroduit le xénon qui s'accumule et il devient difficile de faire redémarrer le réacteur. Teller reconnaît que c'est seulement parce que le réacteur fut construit plus grand que nécessaire qu'une réactivité supplémentaire fut disponible pour contrer l'effet xénon. C'est donc parce que le conseil des physiciens qui semblait correct ne fut pas suivi, mais plutôt parce qu'on tint compte des pressentiments des ingénieurs de Du Pont que la production de plutonium pût être poursuivie de façon ininterrompue. Cet épisode fait figure de triomphe dans la mémoire de l'entreprise, triomphe des ingénieurs sur les physiciens «aux mains blanches», comme la revanche symbolique des «plombiers» sur les «créateurs». 26 Cette anecdote illustre ce savoir particulier des ingénieurs, cette compétence différente de celle des physiciens. Toute une première partie de l'histoire du développement des applications industrielles de l'énergie atomique s'appuiera sur ce concept d'ingénieur : les marges de sécurité. Dans un deuxième temps, on essaiera de les réduire pour des raisons économiques, après qu'on aura mieux cerné les principes qui régissent le fonctionnement de ces nouvelles machines.

Notes
24.

Spencer Weart, op. cit., p. 259.

25.

Edward Teller, op.cit., p. 11. Traduit par nos soins.

26.

Sur les relations entre ingénieurs de Du Pont et physiciens, Cf : Pap N'Diaye, «Les ingénieurs oubliés de la bombe», La Recherche, 306, février 1998, pp. 82-87.