2.1.2. ZOE

Dès 1946, le CEA se donne pour priorité la construction d'une pile à eau lourde : le stock d'uranium à disposition est suffisant et l'on dispose de l'eau lourde norvégienne. Cette pile est confiée à Kowarski, qui bénéficie d'une large expérience pour avoir construit la pile à eau lourde canadienne en septembre 1945. Sur proposition de Goldschmidt en juillet 1947, il est décidé, pour obtenir la divergence au plus tôt, d'utiliser de l'oxyde d'uranium, au lieu d'uranium métal qui pose des problèmes métallurgiques de mise au point. On renonce du coup à un dégagement notable d'énergie. La pile ZOE, dont les initiales témoignent de ces choix (puissance Zéro, Oxyde d'uranium, Eau lourde), est construite dans l'ancien fort de Châtillon, mis à disposition par le Ministre des Armées par l'intermédiaire du Général Dassault.

Le témoignage de Lew Kowarski 32 près de vingt ans après les faits permet d'imaginer l'état d'esprit des physiciens dans cette première époque du développement des applications de la fission. L'objectif des physiciens est de maîtriser au plus vite une technique nouvelle et prometteuse, et ils ont conscience de participer à une aventure des temps modernes, en compétition avec d'autres scientifiques à l'étranger. Kowarski semble assez sûr de lui, un peu inconscient pourrait-on même penser : «La réduction de notre ambition à l'énergie zéro nous épargna dans l'immédiat non seulement tous les problèmes de métallurgie d'uranium, mais aussi ceux du refroidissement, en réduisant ainsi le pompage à sa plus simple expression. Avec un flux ne dépassant pas le centième de celui prévu à l'origine, les problèmes de protection radiologique perdaient de leur acuité. Me trouvant trop flegmatique à cet égard, quelqu'un me demanda un jour sur un ton alarmé : «mais ces radiations, même à l'énergie dite zéro sont dangereuses; que ferez-vous le jour où elles se manifesteront à Châtillon ?» Je répondis : «Nous pavoiserons». « 33 Kowarski poursuit en montrant quels étaient ses réels soucis, à lui, physicien expérimentateur. Du point de vue de la réussite de l'opération, il n'était pas tant préoccupé par les dangers des rayonnements que par les incertitudes sur la maîtrise des phénomènes physiques ou sur les propriétés technologiques des matériaux à la base de la réaction en chaîne. Et à cette étape, ce n'est pas tant la crainte qu'on ne puisse pas contrôler la réaction que la peur qu'elle ne se produise pas qui domine : «J'étais beaucoup plus soucieux de savoir comment l'oxyde se comporterait dans la réaction en chaîne. En effet, toutes nos connaissances nucléaires, soit empiriques (tirées de l'expérience canadienne de 1945), soit théoriques, se rapportaient à l'uranium non-combiné ; on savait bien que l'oxygène présent dans l'oxyde aurait un effet déprimant sur la réaction en chaîne, mais dans quelle mesure ? Comparées aux barres métalliques, celles en oxyde devraient contenir davantage d'uranium - combien ? Dans notre ignorance des données physiques de base, il fallait soit essayer de les deviner et d'en déduire les dimensions et l'écartement des barres par un calcul approprié, soit deviner ces dimensions directement. Etait-on sûr de deviner juste ? L'expérience ultérieure a montré, en fait, que notre évaluation de l'effet d'oxygène était trop pessimiste et que, pour le compenser, nous avions calculé d'une façon plus que généreuse les dimensions minima de la pile. Cette marge de sécurité inespérée fut, d'ailleurs, en partie annulée par les impuretés sporadiques de l'uranium qui échappaient à notre contrôle analytique et qui ne purent finalement être décelées qu'en étudiant le comportement nucléaire des barres individuelles d'uranium dans la pile en marche.» 34 Toutes ces incertitudes sur le comportement des matériaux s'expliquent par le fait que les savants français ne disposent pas de l'expérience de Los Alamos. Ils doivent combler seuls leur retard.

Par ailleurs, Kowarski ne faisait qu'une confiance limitée aux calculs neutroniques 35 , effectuant de son côté des calculs qu'il qualifiait de «pifométriques». Ce sont les calculs théoriques effectués par André Ertaud 36 , en assez bon accord avec ceux de Kowarski d'ailleurs, qui fixent les dimensions de la pile ZOE, notamment les dimensions des barreaux d'oxyde et leur espacement optimum dans la cuve d'eau lourde. Une inconnue demeurait concernant la densité exacte de l'oxyde, fabriqué en céramique dans des fours spécialement construits à Châtillon. C'est pourquoi, par mesure de prudence, une densité de 7 fut prise dans le dimensionnement de la pile, alors qu'on atteignit en réalité une moyenne de 8,3.

Prévue initialement pour 5 kW thermiques, ZOE a donc un combustible composé d'oxyde d'uranium. Cet uranium est comprimé en pastilles empilées dans des gaines d'aluminium de 1,8 m de haut et 7 cm de diamètre, en 69 barres, disposées en réseau hexagonal, avec un pas de 186 mm. Elles plongent dans une cuve d'aluminium de 1,91 m de diamètre et 2,35 m de hauteur, remplie d'eau lourde. Un réflecteur en graphite entoure la cuve. De l'air pur passe dans l'intervalle situé entre la cuve et le réflecteur pour assurer le refroidissement. La protection du personnel est assurée par un mur en béton armé de 1,5 m d'épaisseur.

ZOE diverge le 15 décembre 1948, 15 mois et demi après que la décision de construction a été prise. 37 Elle diverge avec une hauteur critique d'eau lourde de 1,77 m pour une valeur de 1,79 m calculée avec la bonne densité d'oxyde. Selon un spécialiste du CEA, «la chance n'était pas étrangère à ce bon résultat, qui cachait probablement des compensations d'erreur : ainsi le retrait ultérieur de la barre centrale d'uranium montra que la pile était nettement trop chargée en uranium (donc sous-modérée) par rapport à l'optimum.» 38 En effet, la densité du cœur utilisée dans les calculs était fausse, mais elle était compensée par des erreurs commises à cause de l'utilisation d'un formulaire et de constantes également inexactes.

Jules Guéron raconte une anecdote qui illustre les incertitudes, l'empirisme des débuts, ainsi que les pratiques des physiciens en matière de sécurité lors de leurs expériences : «Pour faire diverger ZOE on transvasait de l'eau lourde, par une pompe à faible débit, du réservoir inférieur à la cuve proprement dite. Une des premières expériences, après la divergence initiale, cherchait à déterminer le changement de réactivité correspondant au retrait d'une des «chaussettes» contenant les petits blocs cylindriques d'UO2 (on ne saurait les qualifier de pastilles). Ceci devait élever le niveau de divergence, pensait-on. Les opérateurs, las de presser le bouton d'actionnement de la pompe, qu'une sécurité faisait disjoncter toutes les 30 secondes, se dirent qu'il serait plus simple de pomper en continu jusqu'au niveau de divergence initial, puis de procéder lentement. Nul n'avait imaginé que le réseau de ZOE pût être sous-modéré, et que le retrait du combustible augmenterait la réactivité. La sécurité fut donc court-circuitée. Heureusement, le débit de la pompe était lent, on surveillait les instruments… et ZOE ne subit pas l'accident qui devait survenir quelques années plus tard à Vinca39, en Yougoslavie, mais nous l'avions échappé belle. Moralité : ne jamais court-circuiter un dispositif de sécurité ! « 40

Notes
32.

Rappelons que Lew Kowarski (Saint-Pétersbourg 1907 - Genève 1979) est aussi ingénieur. Après avoir émigré de Russie en 1918, il a commencé ses études en Pologne, en Belgique, puis à l'Université de Lyon, où il a obtenu en 1928 le diplôme d'ingénieur de l'Ecole de Chimie Industrielle. Ingénieur à la société Le Tude d'acier pendant plusieurs années, il a préparé en parallèle une thèse de doctorat ès sciences en physique moléculaire sous la direction de Jean Perrin, avant d'entrer en 1934 au laboratoire Curie dirigé par Frédéric Joliot.

33.

L. Kowarski, «Zoé: le départ des piles françaises», Echos du CEA, Numéro Spécial, octobre 1965, pp.21-23, p. 21.

34.

Ibid.

35.

Jean Bussac, «Le rôle du CEA dans les premiers développements de la neutronique», Actes des Colloques du 50e Anniversaire du CEA, Tome II, CEA, 1997, pp. 17-25.

36.

Docteur ès sciences, physicien spécialiste des microscopes électroniques et officier de marine, André Ertaud est chercheur au laboratoire de Maurice de Broglie au Collège de France en 1945. Il participe en mai 1945 à une mission en Allemagne dans la zone d'occupation française pour recueillir des informations sur les progrès réalisés par les Allemands pendant la guerre dans le laboratoire de physique atomique d'Hechingen. Il entre au CEA en 1946.

37.

L'état-major de la divergence de ZOE est composé de messieurs Echard (approvisionnement industriel), Ertaud (expériences et calculs physiques préliminaires), Goldschmidt (fabrication de l'oxyde d'uranium), Guéron (chimie générale), Le Meur (construction mécanique), Stohr (physique industrielle) et Surdin (construction électrique).

38.

Ibid., p. 20.

39.

L'accident survenu le 15 octobre 1958 sur la pile expérimentale à eau lourde de Vinca en Yougoslavie provoque l'irradiation à très haute dose (plusieurs centaines de rem) de six techniciens. L'un succombera à ses blessures. C'est une avarie du circuit de montée d'eau lourde dans le cuve qui a provoqué une excursion de puissance, passée inaperçue des expérimentateurs en l'absence de système de sécurité automatique.

40.

Jules Guéron, texte postérieur à 79, peut-être de 83, cité par Georges et Maurice Géron, Jules Guéron (1907-1990), Aperçus d'une vie dans un monde en mutation, 1992, pp. 77-78.