2.1.5.3. Le recrutement et la formation d'une école française de neutronique

C'est une des grandes contributions d'Horowitz au génie atomique en France, outre ses apports scientifiques, que d'avoir voulu former un noyau de jeunes, constituer un groupe, une sorte d'élite. Et cette deuxième génération arrivera en effet au bon moment : formés alors que le génie atomique est une discipline novatrice, ils seront mâtures au moment de son lancement industriel, «en place» en quelque sorte pour occuper les postes de direction. Et c'est bien ce rôle de creuset d'où vont sortir les grands noms de la filière électronucléaire française et de la sûreté en particulier que va remplir le Service de Physique Mathématique sous la houlette d'Horowitz. Outre d'être montés en même temps que leur poste, la qualité du recrutement effectué peut également expliquer le destin exceptionnel de nombre d'entre eux. Presque tous ces futurs dirigeants passés au Service de Physique Mathématique proviennent de l'Ecole Polytechnique. 50 C'est ce que relate Albert Messiah à propos du rôle d'Horowitz dans l'expansion du Service de Physique Mathématique à partir de 1952 : «Jules avait une très claire conscience de l'action à entreprendre, effort d'enseignement, recrutement de gens de grande qualité, constitution d'équipes; et l'on peut dire qu'il a été le chef de file de l'effort de pédagogie et de constitution d'équipes que nous avons mené avec lui. En particulier, nous avons prospecté là où nous pensions avoir les meilleures chances de découvrir des gisements de bons chercheurs et tout naturellement, comme beaucoup d'entre nous étaient polytechniciens, nous avons cherché du côté de l'Ecole Polytechnique : systématiquement, nous allions y faire des «amphi-retape»[…] Ces «amphis-retape» que nous avons fait à l'Ecole Polytechnique (pas seulement à l'Ecole Polytechnique mais notamment à l'Ecole Polytechnique) ont eu énormément de succès. […] Nous étions très attirants, notamment pour les têtes de promotion.» 51

Outre la qualité du recrutement, le Service de Physique Mathématique se trouve en charge de la principale discipline scientifique qui traite du fonctionnement des réacteurs. Ceci explique que tous les physiciens ou ingénieurs qui y débutent leur carrière vont acquérir une compétence dans cette matière centrale, compétence qu'ils pourront mettre par la suite au service de différents organismes de la filière nucléaire, dont ils prendront la direction. Si le CEA détient pendant les années cinquante le monopole du savoir nucléaire français, le Service de Physique Mathématique en constitue bien «le saint des saints» 52 . Car de fait, tous les modèles de piles proposés au début de la décennie- et ils étaient nombreux - avaient leurs caractéristiques «dictées par la neutronique, qu'il s'agisse du choix des matériaux, de la façon de les disposer, du fonctionnement des différents organes», selon une expression d'un éminent neutronicien qui conclue : «La neutronique régnait absolument en maîtresse à l'époque.» 53

C'est ainsi que «pratiquement tous les neutroniciens de France (…) ont été formés dans le même moule à partir d'une équipe de chercheurs qui, entraînés par Jacques Yvon et Jules Horowitz, ont constitué ou développé au fil des années un corpus de méthodes, une «école française» en physique des réacteurs» 54 confirme l'un des successeurs d'Yvon et d'Horowitz à la tête du Service de physique mathématique.

Cette genèse de la neutronique au sein du CEA explique que le monopole de la compétence en matière de physique des réacteurs est dans les mains des scientifiques du CEA et ce monopole constitue bien une spécificité française.

Notes
50.

Le service compte 13 Polytechniciens. Parmi les polytechniciens passés par le service de physique mathématique, outre Trocheris, Bloch, Abragam et Messiah, on compte par exemple Robert Dautray (futur Haut-Commissaire), Jean-Claude Leny (futur PDG de Framatome), Pierre Tanguy (futur Inspecteur Général pour la Sûreté à EDF), Pierre Bacher (futur directeur technique à la Direction de l'Equipement d'EDF), Jean Bussac.

51.

«Hommage à Jules Horowitz«, CEA, Saclay, 13 juin 1996, p. 47.

Plus généralement, le CEA recrutera une forte proportion de polytechniciens : ils seront 140 en 1959, 250 en 1963, en comptant les militaires de la Direction des Applications Militaires et les chercheurs travaillant en physique des particules.

52.

Selon une expression de François Cogné, lors d'un entretien. Ingénieur mais non polytechnicien, François Cogné, qui jouera un grand rôle dans l'histoire de la sûreté, débute également sa carrière au service de physique mathématique.

53.

Georges Vendryes, «Naissance d'une discipline scientifique : la neutronique. Introduction», Actes des Colloques du 50e Anniversaire duCEA, Tome II, CEA, p. 14.

Le Département d'Etudes des Piles comporte à partir de 1952, outre le Service de physique mathématique, une section (puis un service) de neutronique expérimentale. Georges Vendryes est chef de ce service en 1958.

54.

Jean Bussac, «Le rôle du CEA dans les premiers développements de la neutronique», Actes des Colloques du 50e Anniversaire duCEA, Tome II, CEA, p. 24