2.1.6.1. Les incertitudes du projet

Dans les mois qui suivent la divergence de Zoé, E. Le Meur 56 et Jacques Yvon s'attaquent à quatre avant-projets pour cette pile, dont le refroidissement est envisagé soit à l'air, au gaz comprimé, par circulation d'eau lourde ou encore par circulation d'eau ordinaire. A l'été 1949, le choix se porte sur le refroidissement par gaz comprimé, qui promet d'ouvrir rapidement la voie d'applications industrielles réalisables immédiatement.

Cependant, un certain nombre d'incertitudes demeurent comme le rappelle Kowarski, responsable d'EL2 jusqu'à son départ pour le CERN en 1952 : «N'ayant aucune expérience ni de la plupart des matériaux, ni des conditions spéciales de marche inhérentes à notre projet, nous savions bien que ses données de base comportaient une bonne partie de conjectures, d'espoirs et de craintes ; les connaissances solides ne pouvaient venir que de la construction et du comportement en marche du réacteur lui-même.[…] Il fallut passer par bien des déceptions et des tâtonnements pour arriver au procédé de fabrication de barres gainées d'uranium capables de supporter (et de dépasser) les températures envisagées à l'origine du projet. Les structures tubulaires durent être profondément modifiées de façon à supprimer les vibrations dangereuses qui s'étaient manifestées dans le courant gazeux. Par ailleurs, le choix logique du gaz (CO2) comportait l'inconnue de sa stabilité sous irradiation, inconnue qui ne pouvait être levée qu'à l'aide du réacteur lui-même; pour cette raison nous avions prévu un premier stade où le réacteur marcherait à l'azote comprimé, dont nous étions plus sûrs à l'avance - précaution prudente, mais superflue, car le gaz CO2 se révéla stable et parfaitement capable d'assumer le rôle […]» 57 Si les calculs neutroniques commencent à sortir de l'empirisme grâce à une physique plus mathématique, il domine encore la résolution d'un grand nombre de facteurs d'ordre plus technologiques. Tout est nouveau ou presque en ce qui concerne les matériaux, leur élaboration comme leur résistance, le fonctionnement de la machine…

Le fonctionnement d'une pile atomique nécessite un savant dosage d'un très grand nombre de paramètres. La nature des matériaux, leur épaisseur et leur géométrie influent sur leur absorption des neutrons et sur les transferts de chaleur. Les gaines qui entourent les barreaux d'uranium en particulier doivent présenter une robustesse mécanique à la rupture lorsque la température augmente. Et en définitive, le facteur de sécurité de ce type de pile est la température maximum que peuvent supporter ces gaines.

Schéma de la pile EL2. D'après Yvon, J., «Les piles atomiques», Revue de l'enseignement supérieur, novembre 1959, p. 58.
Schéma de la pile EL2. D'après Yvon, J., «Les piles atomiques», Revue de l'enseignement supérieur, novembre 1959, p. 58.

EL2 diverge le 21 octobre 1952. Elle est la première pile construite sur le site du Centre nucléaire de Saclay, créé en 1949, à une cinquantaine de kilomètres au Sud de Paris. Le combustible d'EL2 est constitué par 3 tonnes d'uranium naturel en 136 barres de 2,15 m de long, réparties suivant un réseau hexagonal. Les barres contiennent chacune quatre cartouches d'uranium superposées (26 mm de diamètre, 500 mm de long), gainées de magnésium. Ces barres plongent dans le modérateur composé de 5,7 tonnes d'eau lourde, contenu dans une cuve cylindrique d'aluminium de 2 m de diamètre et de 2, 5 m de hauteur. Un réflecteur en graphite de 1 m d'épaisseur entoure la cuve. Le gaz carbonique réfrigérant circule autour des barreaux d'uranium puis est refroidi par de l'eau dans trois échangeurs.

Témoignage du peu de maturité de l'énergie atomique en France en 1955, et de son corollaire, le faible questionnement en matière de sûreté, Jacques Yvon pouvait écrire à l'occasion de la première conférence internationale sur les utilisations pacifiques de l'énergie atomique en 1955 : «Lors de la conférence de Genève, la question suivante nous avait été posée : Que faites-vous s'il y a une rupture de gaine ? Nous avions pu répondre fièrement que nous n'avions pas l'expérience d'un tel ennui. Ce qui prouvait que nos cartouches étaient d'une bonne fabrication. Mais, il faut l'avouer aussi, qu'elles n'avaient pas atteint un âge avancé. L'année passée notre expérience s'est améliorée à cet égard.» 58 La pile allait en effet connaître ses premiers incidents l'année suivante.

Notes
56.

Eugène Le Meur avait été choisi par Kowarski pour être ingénieur en chef de Zoé.

57.

L. Kowarski, «Zoé: le départ …», op. cit., p. 23.

58.

Yvon, «Les Piles Atomiques en France», Le Journal de Physique et le Radium, T. 18, N°10, Octobre 1957, pp. 538-546, p. 546.