2.1.6.2. Premiers incidents d'EL2

Au cours de l'année 1956, diverses améliorations permettent de faire passer la puissance d'EL2 de 1500 à 2000 kW. Mais des incidents se manifestent à partir du 1er juin 1956. Ce jour-là, on constate que la température d'une cellule s'élève anormalement. Simultanément, une activité radioactive anormale est décelée au voisinage des soufflantes qui assurent la circulation du gaz carbonique. La pile est arrêtée. La cellule en question est enlevée, ainsi que ses voisines qui présentent une contamination radioactive. L'examen aux rayons X montre un fort gonflement de la gaine d'une des cartouches. On peut supposer que la gaine est rompue, sans que l'observation permette de le prouver. C'est un service spécial, le Service de Protection contre les Radiations 59 qui effectue des mesures et en déduit que 25 grammes environ d'uranium ont brûlé.

Un nouvel incident se produit le 14 juillet : une activité nettement anormale due à des produits de fission est à nouveau détectée dans le gaz carbonique, la pile est arrêtée. L'observation montre que la gaine d'une cartouche centrale s'est fissurée. Avant de remettre la pile en marche, d'importants travaux seront nécessaires : nettoyage des canalisations contaminées, installation de filtres sur le circuit de gaz carbonique, installation de filtres à la base de la cheminée.

Mais surtout, ces incidents accélèrent la mise au point d'un système de détection de ruptures de gaines (DRG). Ce système doit permettre de repérer les fuites au moment où elles se produisent, sans avoir à attendre qu'un service extérieur ne vienne mesurer la radioactivité qui s'est répandue suite à la rupture, ou à observer directement l'état des cartouches de combustible. Yvon décrit le principe de ce nouveau mécanisme de détection, essentiel pour la sécurité de l'installation : «En outre a été mise en service une installation qui était seulement en préparation lors de l'accident (souligné par nous) : à la sortie de chaque cellule une fine canalisation prélève une petite quantité de fluide qui est envoyée devant des compteurs de rayonnement : si la gaine se rompt ou présente une fêlure, des produits de fission se répandent dans le gaz ; afin d'assurer une certaine sélectivité le compteur est protégé de manière à ne compter que les  durs caractéristiques des produits de fission gazeux (krypton et xénon). Une telle installation a été imaginée et réalisée par le Service des Constructions Electriques. Lorsqu'une cellule s'avère défaillante, il ne reste plus qu'à arrêter la pile et à décharger la file de cartouches incriminées. La détection de rupture de gaine permet d'intervenir avant que la fêlure ne soit franche de même que le thermocouple, moins spécifique, permet d'intervenir si une grosse déformation précède une fêlure.» 60 Les Britanniques avaient apporté la même réponse sur leurs installations de Windscale un peu plus de six ans auparavant : ils avaient d'abord pensé qu'une analyse globale de l'air de refroidissement suffirait à alerter les producteurs en cas de fuite de produits radioactifs due à une rupture de gaine. Mais ils conclurent finalement qu'un système de contrôle général ne serait pas suffisamment efficace et qu'il était préférable de détecter toute rupture le plus tôt possible. Pour cela, ils décidèrent, une semaine avant le premier démarrage de la pile, de l'équiper d'un système qui contrôle des échantillons provenant de chacun des 3 000 canaux. 61

L'exemple d'EL2 illustre deux aspects de l'histoire de la sécurité des piles dans cette première partie du développement de l'énergie atomique. Tout d'abord, la sécurité est du ressort des physiciens eux-mêmes, qui mettent petit à petit au point des instruments pour mieux contrôler la machine qu'ils développent. L'histoire de la sécurité nucléaire peut ainsi apparaître comme le récit du cheminement des concepts, et de la prise de conscience progressive par les physiciens et les ingénieurs de la spécificité du risque présenté par les installations atomiques. Mais au-delà de ce monde de techniciens, toute l'histoire de la sécurité nucléaire mêle intimement plusieurs disciplines, que ce soient celles du ressort des ingénieurs qui conçoivent, construisent et exploitent la machine en évitant l'accident, ou encore celle des médecins qui évaluent les effets nocifs de la radioactivité sur l'être humain. L'exemple de l'incident d'EL2 montre l'intervention d'un Service dit «de Protection contre les Radiations» pour mesurer l'activité radioactive, car ce service fut en effet le premier organisme chargé de sécurité à être institué au sein du CEA.

Notes
59.

Nous développons plus loin la genèse de ces premiers services au sein du CEA.

60.

Yvon, «Les piles atomiques…», op. cit., p. 547.

61.

Cf. Pocock, R.F., Nuclear Power. Its Development in the United Kingdom, The Institution of Nuclear Engineers, Old Woking, 1977, p. 15.