2.2.1. Une affaire de médecins : le Service de Protection contre les Radiations (SPR)

Même si au début de 1947 une division biologique et médicale était créée au CEA, celle-ci s'était consacrée plus à la sécurité industrielle classique (prise en charge des accidents du travail), et aux recherches biomédicales sur les isotopes radioactifs, qu'à protéger le personnel de la radioactivité. Selon Spencer Weart, Zoé faisait courir un réel danger aux travailleurs. C'est pourquoi au début de 1949, Kowarski alla visiter le nouveau centre nucléaire britannique d'Harwell. A son retour, il conseilla de réviser et de développer les services de protection. «Son grand souci était la protection des travailleurs; la pollution de l'environnement n'inquiétait pas beaucoup, à ce stade, car on n'avait pas encore les moyens d'y provoquer des risques bien sérieux.»62 Dans les premières années du Commissariat à l'Energie Atomique, l'essentiel de l'activité est en effet constitué d'un travail de laboratoire, d'extraction de minerai, et les piles ont une puissance faible. Ce sont donc moins les risques d'explosion que le danger des rayonnements qui préoccupent. Au fur et à mesure que se développeront les applications concrètes de l'énergie atomique, comme le montrent les incidents d'EL2, les préoccupations concernant la maîtrise technique des machines, l'œuvre des physiciens et des ingénieurs, prendront le dessus sur le travail plus en aval des biologistes et des médecins.

Les questions de protection contre les rayonnements sont tout d'abord appréhendées au CEA sous les auspices du professeur Bugnard, Directeur de l'Institut National l'Hygiène, qui est désigné par les responsables du CEA comme Conseiller scientifique. Sur la recommandation du Professeur Bugnard un jeune médecin appelé à jouer un rôle de premier plan dans le domaine de la protection, le docteur Henri Jammet, électroradiologiste, est recruté au CEA en 1950. Il rejoint le service d'électronique de M. Surdin. Sous l'impulsion du Professeur Bugnard est créée en 1951 la première structure permanente et centralisée du CEA chargée du problème des rayonnements : le Service de Protection contre les Radiations (SPR). Ce service est directement rattaché au cabinet du Haut-Commissaire. Le docteur Jammet est nommé chef du service. Précisées dans sa note de création du 6 novembre 1951, ses attributions sont les suivantes :

‘«a) Etude et mise au point des techniques de détection et des moyens de protection relatifs aux dangers particuliers auxquels est exposé le personnel du CEA en raison des études et travaux effectués par cet organisme, notamment dans le domaine des radiations et des poussières.

b) Introduction de ces techniques et moyens dans la pratique courante du travail des services du CEA. Elaboration des consignes concernant leur application. Surveillance de l'exécution de ces consignes. Elaboration et mise en œuvre de mesures spéciales destinées à faire face à des situations exceptionnelles, à des dangers nouveaux, à l'inexécution totale ou partielle des consignes générales.

c) Recherches physiques, chimiques et biologiques propres à avancer la connaissance des dangers en question et à améliorer les techniques destinées à leur faire face.» 63

On reste donc encore dans une sécurité type «sécurité du travail», pour les personnels, face à un danger certes nouveau, celui des radiations; mais il n'est fait référence que de façon elliptique à des «situations exceptionnelles». On est loin de ce qui sera le fondement de la sûreté, la nécessité de prévenir l'accident. On doit «faire face», donc se protéger a posteriori d'un danger dont on n'est pas chargé de combattre les causes. Mais si l'essentiel des missions du SPR apparaît plus du ressort des ingénieurs - on parle de «mise au point des techniques de détection et des moyens de protection» -, la collaboration avec les médecins est nécessitée par la pluridisciplinarité des recherches «physiques, chimiques et biologiques». Il est également spécifié dans la note de création que le chef de ce service ainsi que le chef du Service Sanitaire doivent assurer des échanges réguliers et réciproques des éléments d'informations qu'ils recueillent. Et la note ajoute même que «l'un ou l'autre chef de service peut obtenir communication de tout dossier particulier qu'il désire, ce qui implique qu'ils appartiennent tous deux au corps médical.» Cet aspect juridique explique pourquoi c'est un médecin, le docteur Jammet qui est nommé 64 chef du SPR.

Ce service comporte trois groupes, chargés respectivement de la surveillance des mines, des piles et accélérateurs, des ateliers et laboratoires de chimie et métallurgie. De 1951 à 1956, le SPR assure la protection dans ces trois domaines principaux d'intervention du CEA : la protection autour de la pile Zoé, qui consiste essentiellement à assurer la dosimétrie individuelle des travailleurs; la protection au cours de la mise au point des procédés chimiques de traitement du combustible et la préparation des isotopes radioactifs obtenus par irradiation en pile (l'usine de fabrication de plutonium de Châtillon est dotée en 1953 de la première équipe de protection radiologique implantée dans une installation nucléaire); la protection et la surveillance du personnel des mines souterraines d'uranium.

Mais surtout le SPR assure la préparation puis la publication, le 26 janvier 1953, d'un Règlement général sur la Protection contre les Radiations. Le règlement est signé à la fois par le Haut-Commissaire Francis Perrin et l'Administrateur Général Pierre Guillaumat. Ce règlement donne au SPR des attributions assez contraignantes pour les unités du CEA qui font fonctionner des installations - les exploitants - puisqu'il assure au SPR l'accès sur tous les lieux de travail, lui donne la responsabilité du choix et de la mise en œuvre des méthodes de détection, l'élaboration des consignes de protection et la vérification de leur efficacité. Le règlement lui donne enfin le pouvoir d'arrêter toute activité jugée dangereuse. Ceci explique sans doute les réticences des chefs d'unités et leur manque de bonne volonté pour accueillir le système de contrôle mis en place. Cette réluctance que constatent à la fois l'Administrateur Général et le Haut-Commissaire explique pourquoi l'Administrateur Général recrute en mai 1955 un militaire de l'armée de terre, Francis Duhamel, pour renforcer le SPR, dont il est nommé Chef-Adjoint. 65

Mais pour éviter que le contrôle apparaisse trop coercitif et qu'il soit encore une fois mal accepté par les unités opérationnelles, décision est prise de lui adjoindre un élément d'égale importance qui apporte un concours positif aux unités. Un groupe dit de «génie radioactif» est ainsi créé à Saclay en mai 1955 66 . Le groupe de Génie Radioactif, rattaché au SPR et placé sous l'autorité de son Chef Adjoint, Duhamel, est chargé de centraliser les études concernant la Protection contre les radiations entreprises par le SPR et les autres services. Il remplit vis-à-vis des services du CEA les fonctions de bureau d'études pour toutes les questions relatives à la protection contre les radiations, notamment pour les équipements nécessaires aux matériaux très actifs, pour les installations de traitement des effluents radioactifs et pour la décontamination. Des ingénieurs sont ainsi associés aux médecins par l'intermédiaire de ce groupe.

Notes
62.

Spencer Weart, op. cit., p. 350.

63.

Note de Service B-41 en date du 6 novembre 1951, signée par le Haut-Commissaire Francis Perrin. Archives CEA.

64.

Note de Service B-45 du 16 novembre 51, signée du Haut-Commissaire Francis Perrin et de l'Administrateur Général Pierre Guillaumat. Archives CEA.

65.

Ce choix d'un militaire s'explique par le fait que le CEA est en train de mettre en place les structures pour la préparation des armes nucléaires, faisant ainsi appel à un certain nombre d'Officiers des trois armées.

66.

Note de Service B-256 du 10 mai 55. Archives CEA.