2.2.2. Création du SHARP et du SCRGR. Médecins ici, ingénieurs là

Moins d'un an après la création du Groupe de Génie Radioactif, le SPR se scinde en deux, plaçant les ingénieurs d'un côté, les médecins de l'autre. Cette scission illustre la difficulté de définir l'objet de la protection, entre tâches d'ingénieurs et de médecins. D'ailleurs, à l'époque, il n'existe pas de terme français pour qualifier l'activité des ingénieurs du groupe de Génie Radioactif, alors que les Anglo-saxons résument cette nouvelle branche de la physique appliquée aux questions médicales sous le terme de «Health Physics». 67

Côté Français, l'option choisie est de séparer plus distinctement les deux domaines. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette séparation : le CEA entre dans une phase de croissance exponentielle puisque les grands centres d'études et d'activité industrielle sont ou sont sur le point d'être créés; l'exploitation des gisements d'uranium s'étend; les grands programmes de recherche et de développement à la fois industrielle et militaire sont lancés, ce qui accroît d'autant les responsabilités du SPR. Par ailleurs, la France est présente au sein des organisations internationales telles que la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR), le Comité Scientifique de l'ONU (UNSCEAR) qui naît en 1955 pour étudier les problèmes que pose l'augmentation de la radioactivité de la planète. Le Professeur Bugnard et le Dr. Jammet doivent ainsi consacrer une partie non négligeable de leur activité aux travaux de ces organisations et il paraît de plus en plus nécessaire que, dans ces tâches, ils puissent s'appuyer sur un service du CEA qui soit plus orienté que ne l'est le SPR vers la recherche appliquée en radiopathologie. Un troisième motif à cette spécialisation peut être évoqué, à savoir la difficulté de collaboration entre ingénieurs et médecins. Ces équipes sont en effet formées à des disciplines différentes : disciplines médicales et d'hygiéniste d'une part et disciplines de l'ingénieur de l'autre. C'est par ailleurs l'époque où de nombreux ingénieurs reviennent de visites aux USA où la protection est avant tout affaire d'ingénieurs.

C'est pourquoi décision est prise en 1956 de remplacer le SPR par deux services qui se veulent «à vocation complémentaire» 68 : le Service d'Hygiène Atomique et de Radiopathologie (SHARP) et le Service de Contrôle des Radiations et de Génie Radioactif (SCRGR).

Le SHARP est placé sous l'autorité d'un médecin spécialiste, et il ne faut pas moins de 16 paragraphes pour préciser ses missions. Le SHARP doit définir les dangers dus aux radiations ou aux corps radioactifs auxquels peut être exposé le personnel du CEA du fait de ses activités professionnelles, il doit définir les doses et intensités de tolérance, effectuer les recherches nécessaires pour améliorer ces définitions. Il doit conseiller le Service Médical et Social pour la fixation de la nature et de la fréquence des examens de surveillance médicale du personnel et pour la prévision des mesures médicales à prendre en cas d'irradiation accidentelle. Il doit de plus indiquer la nature des mesures de contrôle à effectuer suivant les travaux auxquels se livre le personnel, les méthodes à mettre en œuvre et les consignes à appliquer, conseiller les chefs de service sur ces consignes de sécurité. A cela s'ajoute un rôle d'inspection des divers établissements du CEA en ce qui concerne les conditions d'application des consignes de sécurité relatives à la protection contre les radiations et les contaminations radioactives, les rapports d'inspection du chef du SHARP devant être adressés à l'Administrateur Général et au Haut-Commissaire. Enfin, il doit procéder à des recherches sur les applications thérapeutiques des rayonnements, les fixations biologiques des radioéléments pouvant contaminer les effluents des installations atomiques. Il s'agit donc d'un travail de définition du danger des radioéléments en terme de médecine, de biologie, de thérapeutique.

De son côté le SCRGR reçoit pour mission d'effectuer les mesures de contrôle des radiations sur les personnes, dans les locaux, aux alentours des établissements du CEA selon les prescriptions ou les demandes formulées par le SHARP. Il doit fixer les règles à faire observer dans les différents laboratoires ou ateliers, pour que les conditions de travail y soient conformes aux normes fixées par le SHARP, veiller à l'application rigoureuse de ces règles. Le paragraphe 3-5 de la note de 1956 lui accorde des pouvoirs contraignants pour les exploitants, puisque le SCRGR doit vérifier que les projets de constructions nouvelles - qui doivent lui être obligatoirement soumis - sont satisfaisants du point de vue de la protection du personnel contre les radiations. Il doit en outre former des équipes de secours techniques et de décontamination, et également organiser une permanence de secours dans les principaux établissements du CEA.

Le Groupe de Génie radioactif créé en 1955 est rattaché au SCRGR. Il est chargé des études concernant l'amélioration des moyens de mesure et de protection contre les radiations, ainsi que des fonctions de bureau d'études pour toutes les questions relatives à la protection contre les radiations, que ce soit pour les personnels ou les installations (laboratoires, équipements nécessaires à la manipulation de matériaux très actifs, installations de traitement des effluents et déchets radioactifs).

Le Docteur Henri Jammet est nommé Chef du SHARP et Francis Duhamel Chef du SCRGR. 69

En outre, pour éviter que cette spécialisation ne compartimente trop les problèmes, est créé un Comité de Protection contre les Radiations comprenant les Chefs du SHARP, du SCRGR, du Service Médical et Social, le Directeur chargé de l'Administration Générale, le Directeur du Cabinet du Haut-Commissaire en assurant la présidence. Il est prévu que le comité se réunisse six fois par an. «Ce Comité est chargé de maintenir la liaison la plus étroite entre les responsables de la protection contre les radiations au CEA, de coordonner et de suivre les travaux des divers services, de veiller à ce qu'aucun des problèmes posés par la protection contre les radiations ne reste sans solution.» Malgré cette coordination, l'un et l'autre service vont se développer avec des destins différents, effectuant une distinction croissante entre les aspects «sanitaire» et «physique» de la protection, puis entre protection et sûreté. 70

Au sein du SHARP se constituent des laboratoires de recherche radiobiologique et radiopathologique qui font progresser en particulier les techniques de radiotoxicologie et de mesure spectrométrique «in vivo». Une partie du Service est appelée en 1958 à jouer un rôle important dans les examens dosimétriques et cliniques qu'exigent les soins donnés à l'Hôpital Curie, sous la responsabilité du Docteur Jammet, aux victimes du premier accident de criticité survenu en Europe le 15 octobre 1958 à Vinca en Yougoslavie. Sur les cinq irradiés qui sont sauvés, quatre font l'objet, pour la première fois chez l'homme, d'une transplantation de cellules de moelle osseuse rouge, ce qui est souvent présenté comme un exploit de l'équipe française. L'accident de Vinca est révélateur du type d'accident dit de criticité, c'est-à-dire dû à une réaction en chaîne non contrôlée, qui est, dans ces premières années de développement de l'énergie atomique, considéré comme le principal danger. 71 Une caractéristique de ces accidents est le fait que les victimes sont les scientifiques eux-mêmes, ce qui explique l'accent mis sur la «protection».

Dans cette période, les chefs du SHARP vont tenir un rôle actif dans les organisations internationales qui de façon croissante élaborent des règles plus ou moins contraignantes pour les Etats en matière de protection contre les rayonnements. Les spécialistes du CEA veulent ainsi faire entendre la voix des Français, que ce soit lors des travaux qui préparent les recommandations en matière de dose de la CIPR ou les directives de la Communauté Européenne sur les normes de base; ils participent aux rapports de l'UNSCEAR à l'Assemblée Générale des Nations Unies, aux publications de l'AIEA, ou encore aux études de l'OCDE.

Conformément à ses missions, le SHARP constitue les archives dosimétriques de l'ensemble du personnel du CEA et développe l'information des agents du CEA sur les dangers des radiations et les précautions à prendre pour s'en protéger. Le SHARP est transformé en 1961 en un Département de Protection Sanitaire, qui sera rattaché à la Direction de la Biologie et de la Santé lors de sa création en 1964.

Du côté du SCRGR, les activités sont axées sur la prévention et la surveillance sur le terrain des Centres et des Installations. Ces activités sont de plus en plus nombreuses et variées : elles vont de la protection des divisions minières et des usines de traitement du minerai, en passant par la protection des piles, accélérateurs et sources de haute activité, mais aussi de leurs sites et de leur environnement. Le SCRGR intervient également en cas d'incident, et effectue des opérations de décontamination et de stockage des déchets. Il assure la diffusion de notes pour attirer l'attention des chefs d'unité sur les dangers des rayonnements et sur la nécessité d'informer le SCRGR de la mise en service de certaines installations. Mais si le SCRGR effectue les contrôles, c'est le SHARP qui définit les doses et le type de contrôles. 72 En 1958 le SCRGR donne naissance à des Services de Protection contre les Radiations (SPR) de Centres, tout d'abord sur les sites de Fontenay-aux-Roses (ex-Châtillon) et de Saclay, puis de Marcoule et de Grenoble. Sa mission est élargie au contrôle des transports radioactifs en 1959. 73

Notes
67.

Parmi les premières traductions de textes anglo-saxons sur le sujet par EDF à la fin des années cinquante, on note l'utilisation du terme de «physique sanitaire», qui sera abandonné par la suite.

68.

Note de Service B 300 du 6 avril 1956. Archives CEA.

69.

Au sein du SHARP on peut citer les noms de Mme Alibert et M. Michon des laboratoires de radiobiologie et radiopathologie, rejoints par les docteurs Mechali et Lafuma.

Côté SCRGR, citons quelques noms d'ingénieurs que nous rencontrerons souvent par la suite, messieurs Pradel, Candès, Lavie, Menoux.

70.

Un schéma présente plus loin l'évolution des organisations en charge de la protection et de la sûreté. Au départ regroupées, une distinction s'opère nettement entre une partie gauche «protection - biologie» et une partie droite «protection - sûreté».

71.

Mais ces préoccupations passeront à l'arrière-plan après le développement des gros réacteurs et en particulier des réacteurs à eau pressurisée; elles reviendront sur le devant de la scène de la sûreté nucléaire après l'accident de Tchernobyl.

72.

Une note du 31 mai 1956 adressée au SCRGR par Jammet définit les contrôles à effectuer. En juillet 1956, une note signée F. Perrin donne la définition des limites de doses et de débits de doses admissibles pour les travailleurs du CEA.

73.

Note de service C 265 du 20.11.1959. Archives CEA.