2.3. Les ingénieurs, comme monsieur Jourdain : la sécurité en marchant

2.3.1. Réorganisation du CEA : le tournant industriel et militaire (1952)

Le changement de la situation internationale à la fin des années 40 avec le début de la guerre froide en 1947 pousse les ministres communistes à quitter le gouvernement en France. L'année de la signature du pacte atlantique en 1949, le CEA est secoué par une crise politique : Frédéric Joliot-Curie, président du Congrès mondial des partisans de la paix, déclare lors d'un meeting communiste qu'il s'oppose à la fabrication d'armes atomiques, qui ne pourraient qu'être utilisées contre l'Union soviétique. Le gouvernement juge cette déclaration inadmissible de la part du chef scientifique de l'agence gouvernementale chargée du développement des applications de l'atome, et donc des armes : Frédéric Joliot est révoqué par Georges Bidault le 28 avril 1950. Francis Perrin lui succède au poste de Haut-Commissaire en avril 1951, charge qu'il assumera pendant vingt ans jusqu'en 1970. Quant au poste d'Administrateur Général, il subit également un changement de titulaire avec le décès de Raoul Dautry durant l'été 1951. Dautry est remplacé par Pierre Guillaumat. Sous la direction de Guillaumat, de 1951 à 1958, le CEA va connaître un développement fulgurant : il passe dans l'intervalle de 1500 membres en 1951 à 10 700 en 1958.

Ces changements à la tête du CEA marquent une véritable rupture : l'ère des pionniers se termine en quelque sorte avec le départ de Joliot et la mort de Dautry. La réorganisation des structures internes du CEA scelle la fin de la prédominance des scientifiques, au profit des ingénieurs polytechniciens. Un décret ministériel du 3 janvier 1951 modifie l'ordonnance de 45, afin d'autoriser l'accès au Comité à l'Energie Atomique à des personnalités de l'administration et de l'industrie, et non plus aux seuls scientifiques reconnus pour leur compétence dans le domaine atomique. Le 9 juillet de la même année est actée une décision suivant laquelle les collaborateurs du CEA peuvent être licenciés par l'Administrateur Général seul, sans avis du Haut-Commissaire 80 . L'Administrateur Général, défenseur des intérêts de l'administration de l'Etat et des firmes privées, prend le pas sur le Haut-Commissaire.

La carrière de Guillaumat 81 jusqu'à sa nomination par Félix Gaillard 82 au poste d'Administrateur Général du CEA est éloquente : né en 1909, fils du général Adolphe Guillaumat qui fut ministre de la guerre en 1926, Pierre Guillaumat entre à l'Ecole polytechnique après des études au prytanée militaire de La Flèche. Polytechnicien (X 1931), Ingénieur au Corps des Mines, il a été Chef du Service des Mines en Indochine (1934-1939) et en Tunisie (1939-1943). Après un passage dans les services secrets au Bureau Central de Renseignements et d'Action (BCRA) à Alger en 1943, il est nommé Directeur des Carburants au ministère de l'Industrie (1944-1951), où il impulse l'exploration pétrolière systématique de la France et des colonies. Administrateur de Gaz de France (1947-1951), il est nommé Président du conseil d'administration du Bureau de recherches de pétrole (1945-1951). C'est donc un homme qui a fait ses preuves dans les grands secteurs de l'énergie qui prend les rennes du CEA. Sous Guillaumat, l'objectif principal du Commissariat sera de produire du plutonium, dans le cadre d'un premier plan quinquennal atomique.

Le 24 juillet 1952, Félix Gaillard fait voter par le Parlement une loi programme de cinq ans ouvrant un crédit de 40 milliards de francs en vue de construire deux réacteurs de puissance 50 000 kWth (G1) et 150 000 kWth (G2), et l'usine d'extraction de plutonium correspondante. Les réacteurs à construire sont de la filière dite à Uranium Naturel-Graphite-Gaz (UNGG) : l'uranium naturel sert de combustible (c'est le seul disponible en France à l'époque), le graphite joue le rôle de modérateur (la fabrication industrielle du graphite très pur est au point en France depuis Zoé alors que celle de l'eau lourde ne l'est pas), et le refroidissement est assuré par gaz.

Le but clairement précisé du plan quinquennal est la production de plutonium destiné à être utilisé dans les réacteurs ultérieurement construits. Le plan quinquennal ne mentionne aucune utilisation éventuelle du plutonium pour des buts militaires, mais il ne fait aucun doute que la possibilité de doter la France de la bombe atomique est prédominante dans l'esprit des responsables et des inspirateurs du plan.

La France ne dispose pas à cette époque des moyens d'enrichir l'uranium, il lui est donc impossible de développer la filière des piles à eau légère : l'avenir énergétique du nucléaire semble ne pouvoir reposer que dans la future utilisation de piles dites «secondaires», ces piles «régénératrices» présentant un rendement très nettement supérieur aux piles à uranium naturel et qui utilisent comme combustible le plutonium produit par les piles «primaires».

Mais pour les scientifiques et ingénieurs il n'est pas question d'attendre : il faut tester les possibilités énergétiques des piles UNGG, comme le confirme Francis Perrin. «Malgré tous les avantages des piles secondaires, et l'espoir que la régénération permette dans l'avenir de ne plus faire fonctionner que de telles piles, un développement tant soit peu rapide de la production atomique d'énergie industrielle ne sera possible que si l'on peut rendre utilisable l'énergie dégagée dans les piles primaires.» 83

Il faut resituer l'effort français dans le contexte général du développement du nucléaire dans le monde. Une course de vitesse est engagée entre les différentes équipes. L'enjeu est de taille pour tous les Etats, il en va de leur position dans le monde de l'après-guerre, tant sur le plan industriel que militaire. Partout, ces développements sont confiés à de très grands scientifiques, et plus tard à de grands ingénieurs. Par ailleurs, jusqu'en 1955, date de la première conférence des Nations Unies sur les utilisations pacifiques de l'énergie atomique à Genève, toutes les activités ayant rapport avec le nucléaire portent le sceau du secret : chaque pays développe sa propre technologie de son côté, les échanges d'informations scientifiques sont pratiquement nuls. L'Angleterre s'est lancée dès le départ dans un programme en vue de l'obtention de l'arme atomique. La France de son côté s'engage à partir de 1952 dans un programme de construction de réacteurs plutonigènes, dont la finalité militaire ne peut avoir été absente de l'esprit des décideurs.

Ce «secret» et cette compétition entre les différentes équipes expliquent sans doute l'aspect empirique de la conception des premières piles à graphite en France : «Nos constructions de cette époque, se souvient Jacques Yvon, furent loin d'être précédées de la collection d'essais qui auraient permis de réduire la part de l'empirisme. C'est qu'il faut un temps au moins aussi long pour monter et rendre productif un laboratoire susceptible de fournir des réponses décisives que pour construire un engin en tâtonnant. Le résultat est moins parfait, mais l'expérience en vraie grandeur est acquise plus tôt.» 84

A l'empirisme des méthodes employées pour la conception et la construction des piles correspond l'empirisme des conceptions sur la sûreté, tant il est vrai que «l'histoire de la sûreté nucléaire ne se sépare pas de celle de l'utilisation de l'énergie nucléaire». 85 Durant toute la période qui va de 1945 à 1959, il n'y a pas de philosophie ou de doctrine de la sûreté des installations en France, mais un certain nombre de problèmes techniques entre les mains des techniciens eux-mêmes. Pour pallier leur manque d'expérience dans cette discipline nouvelle comme les lacunes ou les incertitudes de leurs connaissances, ils conçoivent leurs machines en prenant des marges de sécurité, c'est-à-dire en affectant un coefficient de sécurité à chaque paramètre. Pendant ces premières années de développement, les scientifiques et techniciens mettent au point leurs propres règles de sécurité, sans l'intervention d'aucun organisme extérieur. Les développeurs sont aussi ceux qui se chargent de la sécurité de leur machine. C'est pourquoi il est nécessaire dans une histoire traitant de la sûreté nucléaire, de relater ces problèmes de conception, de réalisation, qui posent en même temps des questions de sûreté. Ce sont ces mêmes problèmes de température de gaine, de montée en pression, de tenue de l'enceinte, de détection de rupture de gaines, dont auront à s'occuper les premiers organismes spécialisés dans la sûreté.

Notes
80.

D'après Bénédicte Vallet, «The Nuclear Safety Institution in France : Emergence and Development», Dissertation pour le grade de docteur en philosophie de l'Université de New York, 1986, p. 43.

81.

Il quitte le CEA en 58 pour devenir Ministre des Armées (cabinets de Charles de Gaulle 58-59 et Michel Debré 59-60), Ministre délégué auprès du Premier Ministre (60-62). Côté industrie, Guillaumat a été entre autres Président de la société Rhône-Alpes (63-64), du Groupe Prospective 1985 (63), Président d'EDF (64-65), Président-directeur général de l'Union générale des Pétroles (UGP) de 62 à 66, de la Société nationale Elf-Aquitaine (65-77), d'Erap (65-77). Président du Conseil d'Administration de l'Ecole polytechnique (71-74), chef incontesté du Corps des Mines, il se consacre après son départ d'ELF en 1977 au rapprochement des milieux scientifiques et industriels comme Président du Comité de liaison Science Industrie auprès du CNRS. Pierre Guillaumat meurt en 1991.

Cf. Beltran, A., Soutou, G.-H., (dir.), Pierre Guillaumat, la passion des grands projets industriels, Rive droite, Paris, 1994.

82.

Félix Gaillard, secrétaire d'Etat à la Présidence du Conseil depuis le 11 août 1951 et à ce titre chargé du CEA, avait d'abord pensé nommer Louis Armand à ce poste, mais celui-ci se récusa et proposa son cadet dans le Corps des Mines, Pierre Guillaumat.

83.

Francis Perrin, «Le Plan quinquennal du commissariat à l'énergie atomique», Atomes, n°85, avril 1953, p. 112, cité par Michel Dürr, «Le tournant nucléaire d'Electricité de France», in Henri Morsel (dir.), Histoire de l'électricité en France, tome III, Paris, Fayard, 1996, p. 697.

84.

Yvon, Jacques, «Les piles à graphite», Echos du CEA, Numéro Spécial, Octobre 1965, pp. 25-27, p. 25.

85.

INSAG-10, La défense en profondeur en sûreté nucléaire, IAEA, Vienne, 1997, p. 3.