2.3.2.8. La maîtrise de l'effet Wigner

Un autre facteur de risque affectant ce type de réacteur que les Français doivent apprendre à maîtriser est ce qu'on appelle l'effet Wigner 99 , du nom du physicien américain qui a découvert ce phénomène en 1943. En effet 100 , soumis au bombardement des neutrons, le graphite emmagasine de l'énergie qui est fonction de la dose de neutrons et de la température pendant l'irradiation. Or le graphite est susceptible de restituer cette énergie plus ou moins spontanément : ce phénomène, provoqué par une élévation locale de température, peut se propager à tout l'empilement et porter certaines cartouches à des températures intolérables. Le phénomène est redoutable en particulier si le graphite est froid, ce qui est le cas de G1 puisque là où l'air pénètre dans la pile, il est à peu près à la température ambiante. Il suffit alors que la température du graphite monte, pour une raison ou une autre, de quelques dizaines de degrés au-dessus de la température d'irradiation, pour que cette libération d'énergie puisse avoir des conséquences graves si la capacité calorifique du graphite n'est pas suffisante pour l'absorber.

Pour éviter ces accidents, il faut procéder régulièrement, quand l'énergie emmagasinée atteint une certaine limite, à une libération contrôlée de cette énergie, dans une opération dite de «recuit» : le graphite est porté à une température supérieure à la température d'irradiation, ce qui provoque le déclenchement de la libération d'énergie. Si le remède est connu, encore faut-il savoir l'administrer correctement. En effet, au cours d'une procédure de recuit mal maîtrisée, se produit en Angleterre, en octobre 1957, le plus grave accident nucléaire survenu jusque-là. L'accident de Windscale, que nous évoquerons plus en détail par la suite, propulsa une grande quantité de produits radioactifs dans l'environnement.

Le premier recuit du graphite de G1 est effectué en septembre 1959. Yvon confirme que la maîtrise de ce redoutable problème a été un grand pas en avant pour le CEA : «cet essai satisfaisant a fait progresser sensiblement notre acquis en matière de réacteurs à graphite. Il convient de dire, après avoir insisté sur ce qu'avait d'autonome notre programme atomique, que nous avons eu en la circonstance le concours de spécialistes anglais qui s'étaient heurtés avant nous au même problème.» 101

G1 a permis aux scientifiques du CEA de faire leur expérience en grandeur nature : les problèmes métallurgiques sont entrevus, les détections ont été améliorées, on a même vécu un premier accident. Parallèlement, le projet d'un réacteur plus puissant est déjà à l'étude.

Notes
99.

Physicien mathématicien, Eugène P. Wigner, est né en 1902 à Budapest. Ayant étudié à la Technische Hochschule de Berlin, il émigre aux Etats-Unis en 1930 et prend la nationalité américaine. Pendant la deuxième guerre mondiale, il est directeur des études théoriques au laboratoire métallurgique de l'université de Chicago. Il obtient le prix Nobel de physique en 1963 avec M. G. Mayer et J. H. D. Jensen.

100.

D'après Tanguy, P., Bacher, P., «Progrès dans les réacteurs nucléaires à uranium naturel et graphite», Energie Nucléaire, vol. 3, N°2, mars-avril 1961, pp. 176-185.

101.

Yvon, Jacques, «Les possibilités qu'offrent actuellement les piles atomiques et nos projets d'avenir», Revue de l'enseignement supérieur, novembre 1959, pp. 55-65.