2.3.3.2. L'impératif plutonium

L'objectif primordial est en effet la production de plutonium, la production d'électricité reste accessoire. Ces deux objectifs sont dans une certaine mesure contradictoires, car l'obtention d'une bonne qualité de plutonium pour les bombes n'est pas compatible avec la meilleure utilisation possible de la pile du point de vue de la production d'électricité.

EDF continue ainsi de faire son apprentissage du nucléaire sur G2 et G3, pour l'instant pour la seule récupération de l'électricité produite. Francis Perrin avait déjà témoigné de la pression à la production de plutonium dans un article écrit en avril 1953 à propos de G1 qui devait être «construite le plus rapidement possible» et devait fonctionner à pleine puissance durant la dernière année, «de façon à avoir produit à la fin du plan une quinzaine de kilos de plutonium.» 102

L'impératif plutonium pour G2 et G3 est encore accentué fin 1960 avec la décision du parlement de constituer une force de dissuasion. Selon les propres termes de Bertrand Goldschmidt, il s'agit là d'un «véritable changement d'orientation du CEA.» Il en veut pour preuve le fait que deux tiers de ses dépenses sont à cette date liées au programme militaire. L'homme qui a extrait les premiers milligrammes de plutonium au CEA témoigne dans un ouvrage de 1962 du fait que toutes les installations atomiques doivent être mises à contribution : «La réalisation de [ce programme] impose qu'une priorité soit donnée à la fabrication de plutonium de Marcoule et à la construction de l'usine de séparation isotopique de Pierrelatte, en vue de la production ultérieure d'uranium 235. Les réacteurs de l'EDF pourraient, si nécessaire, fournir un complément de production de plutonium, en cas d'accident ou de production insuffisante des piles de Marcoule. De même, pour pallier à une hypothétique défaillance de l'usine chimique d'extraction de plutonium de Marcoule, il a été décidé de construire au cap de la Hague une deuxième unité de traitement de combustibles irradiés; elle servira d'usine de secours et permettra aussi d'y séparer une fraction du plutonium produit dans les réacteurs d'EDF.» 103

Il est important d'insister sur les impératifs de production de plutonium car ils expliquent certaines discussions que l'on rencontrera par la suite autour de la sûreté, certains conflits entre les objectifs de production et la sûreté des installations, les différences de vue entre l'Administrateur Général et le Haut-Commissaire. Une production de plutonium jugée insuffisante par le gouvernement dans les premiers réacteurs d'EDF de Chinon sera même évoquée pour expliquer la révocation du Président d'EDF, Roger Gaspard 104 , en 1964. Gaspard sera alors remplacé par Guillaumat à la tête d'EDF.

Faisant le bilan en 1965 du développement des réacteurs à graphite en France, Jacques Yvon note qu'entre le démarrage d'EL2 et celui de G2, on est passé d'un travail de pionniers à une opération presque routinière : «l'évolution des problèmes se manifeste dans la nature des dates caractéristiques : la première divergence de EL2 a eu lieu en présence des plus hautes autorités du CEA. La divergence non moins officielle de G1 a été précédée d'essais, non pas clandestins, mais du moins officieux. Pour G2, l'opération a été une affaire de spécialistes, réglée par les neutroniciens. La primauté est passée progressivement des physiciens aux ingénieurs.» 105 Dans l'esprit des dirigeants du CEA, les réacteurs du Commissariat devaient servir de base, de prototypes pour ceux d'EDF, à qui il ne restait plus qu'à peaufiner quelques détails. Après G2 et G3 poursuit Yvon, «il revenait à l'EDF de poursuivre le développement des centrales atomiques en France. Les perfectionnements qui apparaissent progressivement concernent la puissance globale, la puissance spécifique - c'est-à-dire la puissance par tonne d'uranium, point faible de l'emploi du gaz carbonique - la tenue du combustible sous l'irradiation…» 106

Pour Yvon, le terrain est désormais défriché, EDF peut suivre la voie tracée par le CEA : les pionniers ont accompli leur rôle en prouvant la viabilité du procédé, les ingénieurs peuvent désormais s'occuper des domaines techniques qui leur sont coutumiers, l'amélioration des performances de la machine.

Notes
102.

Francis Perrin, Atomes, Avril 1953, cité par Dürr, op. cit., p. 697.

103.

Bertrand Goldschmidt, L'aventure atomique, Fayard, 1962, p. 242.

104.

Selon Georges Lamiral, op. cit., p. 59.

Roger Gaspard a été Directeur Général d'EDF de 1947 à 1962, puis Président de 1962 à 1964.

105.

Yvon, Jacques, «Les piles à graphite», Echos du CEA, Numéro Spécial, Octobre 1965, p. 25.

106.

Ibid., p. 27.