3.1. Les deux premières conférences de Genève : deux jalons

La première conférence des Nations Unies sur les usages pacifiques de l'énergie atomique qui se tient à Genève en août 1955 fait suite à la levée par le président des Etats-Unis du secret sur les applications civiles de l'atome. En 1953, Eisenhower avait proposé aux autres nations un programme appelé «Atoms for Peace», dans lequel celles d'entre elles qui accepteraient de soumettre leurs installations à des contrôles pourraient bénéficier des connaissances nucléaires et seraient autorisées à avoir accès aux matières premières des Etats-Unis, pour des applications civiles. Cette conférence, décidée par le secrétariat général de l'ONU, est organisée par un comité de représentants scientifiques de sept pays (Etats-Unis, Union soviétique, Royaume-Uni, France, Canada, Inde et Brésil). Présidée par Homi Bhabha, chef de la commission atomique indienne, la conférence est qualifiée par le représentant français au sein du comité consultatif scientifique des Nations unies, de «plus importante réunion scientifique internationale de tous les temps» 115 : mille cinq cents délégués, dont de nombreux scientifiques de l'Est et de l'Ouest présentent un millier de communications. La première conférence de Genève marque la fin des recherches menées en secret chaque nation pour soi, et lors de la conférence, tous les pays rivalisent pour montrer l'état d'avancement de leurs réalisations en la matière. 116 Il ne faut pas moins de 16 volumes pour regrouper les actes de cette première conférence.

L'examen de ces actes montre un net retard de la France sur ses concurrents en matière de réflexion sur la sécurité : le volume 13 des actes 117 , et la session 6.2. «Reactor Safety and Location of Power Reactors» plus particulièrement consacrée aux dangers des réacteurs, ne contient aucune communication française, alors que de leur côté les Etats-Unis et la Grande-Bretagne présentent des recherches très avancées. Côté américain, on remarque des communications de H. M. Parkeret J. W. Healy, «Environmental Effects of a Major Reactor Disaster», de Rogers C. McCullough, Mark M. Mills et Edward Teller, «The Safety of Nuclear Reactors», ou côté britannique la présentation de W. J. Marley et T. Fry, «Radiological Hazards from an Escape of Fission Products and the Implications in Power Reactor Location». Ce sont là les grands noms de la sécurité des réacteurs comme nous le verrons plus loin.

Les Français interviennent une première fois dans la session consacrée aux aspects législatifs et administratifs pour traiter le cas de l'usage des isotopes en France (Bugnard et Vergne, P/329, session 4.3), puis à deux reprises pour présenter les problèmes médicaux liés à l'exploitation de l'uranium (Jammet et Pradel, «Problem of Radon in the Uranium Mines», P/370, Session 17C.2; Jammet et Joffre, «Dangers of Irradiated Uranium», P/369, session 18C.2).

La deuxième conférence des Nations Unies sur les usages pacifiques de l'atome se déroule également à Genève, du 1er au 13 septembre 1958, sous la présidence du Haut-Commissaire français Francis Perrin. Elle témoigne du même retard français sur la question de la sûreté. Les actes de la conférence occupent 33 volumes, dont le numéro 11 intitulé «Reactor Safety and Control» comprend deux sessions particulièrement dédiées à la sûreté des réacteurs, les sessions B-13 et B-14a «Reactor Safety and Containment» qui occupent un peu plus de 200 pages. Sur les 23 communications présentées, 19 proviennent des USA, 2 de Suède, 2 de Grande-Bretagne, 1 de Norvège, il n'y a aucune communication française. La comparaison de ces chiffres est éloquente quant à la différence du niveau de questionnement en la matière. Les Etats-Unis sont hégémoniques, la France absente. 118 Nous aurons l'occasion de revenir plus en détail sur le contenu de ces communications en matière de sûreté des réacteurs, mais on peut d'ores et déjà noter que ces conférences marquent le début d'une certaine internationalisation des questions de l'atome civil, en particulier pour les problèmes de sécurité.

L'histoire de la sûreté nucléaire dans les deux pays où les conceptions sont les plus avancées, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, montre comment, dans des contextes industriels et culturels différents, les problèmes se sont posés aux techniciens et quelles réponses ils ont apporté. Les développements outre-Manche et outre-Atlantique vont par ailleurs fortement inspirer les hommes du CEA à partir du moment où ils vont décider de prendre en charge les questions de sécurité de façon centralisée, à la fin des années cinquante. Il leur faudra alors transférer les idées, les pratiques recueillies, et les adapter aux conditions françaises.

Notes
115.

Bertrand Goldschmidt, Le complexe atomique, Fayard, 1980, p. 270.

116.

En matière de réacteurs, le cheval de bataille et la fierté de la France lors de cette première conférence fut la pile EL2 et son tout nouveau système de refroidissement, le premier système de refroidissement à air comprimé au monde, devançant ainsi les Anglais de quelques mois, nous dit J. Bussac, in P-M. de la Gorce, op. cit., p. 170.

117.

Le volume 13 regroupe les six sessions suivantes : la session 4.3. «Legal and Administrative Problems», la session 6.2. «Reactor Safety and Location of Power Reactors», la session 17C «Safety Standards and Health Aspects of Large-Scale Use of Atomic Energy», la session 17C.2 «Hazards Related to Uranium Mining», la session 18C.1 «Hazards related to Reactor and Chemical Processing, la session 18C.2 «Ecological Problems Related to Reactor Operation».

118.

Les futurs spécialistes français de la sûreté interviennent cependant en présentant une communication sur la protection : Bourgeois, J., Millot, J.-P., Rastoin, J., de Vathaire, F., «Les coefficients expérimentaux de protection», Genève 1958, 15/P/1190, Rapport CEA 1307.