3.2.5. «Distance versus engineered safeguards»

Sur le fond, pendant des années, le débat sur la sûreté nucléaire aux Etats-Unis va porter autour de l'équilibre entre la distance d'exclusion autour des réacteurs et les dispositifs additionnels de sécurité tels que l'enceinte de confinement chargée d'assurer la protection des populations. Dans ce débat, les firmes mettent en avant tous les systèmes de sécurité qu'elles ont développés pour faire accepter une diminution, voire la suppression de la zone d'exclusion, et ce, malgré des réacteurs dont la puissance est en augmentation. Pour des raisons économiques, elles souhaitent disposer des centrales atomiques au plus près de leurs clients, et donc, près et même au cœur des centres urbains. Réduire les distances d'exclusion permet de diminuer le coût des lignes électriques, la surface des terrains à acquérir. Le marché que proposent les compagnies est en gros le suivant : «si nous améliorons les systèmes de protection, les critères d'éloignement doivent être assouplis». Et à la limite, «si nous faisons la démonstration qu'ils sont infaillibles, aucune raison ne justifie l'existence des zones d'exclusion.»

A l'instar de l'étude des scientifiques de l'AEC de Brookhaven, deux ingénieurs de la General Electric Company avaient présenté une communication à la première conférence de Genève de 1955 sur les effets environnementaux d'une catastrophe nucléaire majeure. 136 En introduction, Parker et Healy affirment clairement que le but des industriels est de tirer bénéfice des avantages économiques que procure une implantation des réacteurs nucléaires proche des centres urbains, mais que pour cela il est essentiel d'éliminer les risques radiologiques. Selon eux, cela est d'ores et déjà possible car on est en mesure de construire des réacteurs qui soient intrinsèquement sûrs (inherently safe), et que même si un accident sérieux se produisait, ce qui est toujours possible, le rejet de matières radioactives peut être empêché par une enveloppe de protection, par exemple une épaisse sphère métallique. L'objectif de leur communication est, tout en donnant une image de ce qui pourrait se passer dans l'éventualité où une telle protection ne serait pas présente, d'établir des critères raisonnables pour le degré de sûreté nécessaire. Si l'essentiel de l'article s'attache à montrer les conséquences potentielles qui résulteraient d'un tel accident, ils veulent mettre l'accent sur le fait que pondérées par un coefficient de rétention plus ou moins grand provenant de l'enceinte et des différents systèmes de protection, les conséquences peuvent finalement être acceptables. C'est donc au niveau de qualité de telles enceintes qu'il faut veiller car en définitive ce sont elles qui déterminent le risque réellement encouru, sous-entendu et non la distance.

Etant donné l'absence de données statistiques sur les accidents de réacteurs, les auteurs proposent des estimations théoriques de telles conséquences, en partant d'hypothèses sur les mécanismes initiateurs d'incidents, le taux de rejet, les conditions météorologiques et les taux de dépôt de produits radioactifs. Basant leurs calculs sur l'équivalence entre la quantité de produits de fission accumulés dans le cœur et la puissance d'un réacteur qui a fonctionné pendant une certaine durée, ils définissent un indicateur, le niveau de puissance équivalent aux rejets de produits de fission : le «niveau de puissance équivalent rejets de produits de fission» est égal au produit de la puissance réelle par un coefficient de rétention, puisque seule la partie qui s'échappe finalement dans l'atmosphère induit un risque pour l'environnement. En fonction de la variation d'un certain nombre de paramètres dont la densité de population, ils proposent des estimations des dommages. Par exemple, pour un rejet de tout l'inventaire radioactif du cœur d'un réacteur de 100 000 kW (100 MW), entre 200 et 500 personnes pourraient être tuées dans une région dont la densité serait comprise entre 200 et 500 personnes au mile carré. Entre 2000 et 5000 personnes seraient exposées à des niveaux sérieux de rayonnement. Mais avec un système de protection ayant un coefficient de rétention de 0.01, le niveau de puissance équivalent serait de 1000 kW, c'est-à-dire en dessous d'un niveau ayant des conséquences décelables. L'efficacité des systèmes de sauvegarde est donc primordiale.

Du côté de l'AEC, l'année 1956 marque l'affirmation d'une nouvelle politique de sûreté, à savoir la victoire de la philosophie du confinement au détriment des critères d'éloignement, qui sont assouplis. Ce tournant s'explique par la volonté de l'AEC de ne pas entraver le développement de l'industrie atomique qu'elle pousse à bout de bras.

Or malgré les incitations de l'AEC, les producteurs d'électricité américains ne se montrent pas très enthousiastes : en plus des incertitudes scientifiques et techniques sur la faisabilité de cette énergie et sur sa compétitivité économique, la reconnaissance de ses dangers n'incite pas l'industrie à se lancer dans l'énergie atomique. Les producteurs américains d'électricité ont le choix de leur matière première, que ce soit le pétrole, le gaz ou le charbon, et l'option nucléaire n'est qu'une parmi d'autres. Et si les contraintes sont trop importantes sur ce type d'énergie par rapport à ce qu'elles sont dans les autres énergies traditionnelles, ils n'ont pas vocation à se risquer dans cette voie. Ces arguments ne peuvent manquer de toucher l'AEC dont le développement de l'énergie atomique est la mission. La partie «contrôle» de l'AEC restera toujours très réduite par rapport à sa partie «développement», et l'on pose très nettement la nécessité d'un compromis entre économie et sûreté.

La réponse qu'adresse le Président (Acting Chairman) de l'AEC, le Dr. Willard F. Libby 137 , à une question d'un sénateur à propos des critères de sélection des sites en zone urbaine est l'illustration de ce tournant : un compromis est établi entre «engineered safeguards» et «distance», on met désormais l'accent plus sur le confinement que sur l'isolement. «Comme indiqué précédemment, si l'on devait considérer les seuls facteurs de sûreté, les réacteurs atomiques devraient être implantés dans des régions de densité de population les plus faibles possibles. Cependant, l'expansion et le développement d'une industrie de l'énergie atomique ne peuvent aller de l'avant dans des conditions d'isolement sensiblement différentes de celles que l'on a estimées applicables à la plupart des autres industries. […] La motivation financière des propriétaires de réacteurs pour prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger leur investissement comme pour diminuer leur responsabilité publique potentielle, et les responsabilités légale et morale de la Commission pour protéger le public d'une exposition excessive à la radioactivité, ont pour résultante un système caractérisé par une attitude de prudence et de minutie d'évaluation uniques dans l'histoire industrielle. […] Nous attendons que les réacteurs de puissance, comme celui actuellement en construction à Shippingport en Pennsylvanie, reposeront plus sur la philosophie du confinement que sur celle de l'isolement comme moyens de protéger le public des conséquences d'un improbable accident, mais dans chaque cas il y aura une distance raisonnable entre le réacteur et les centres importants de population. En résumé, notre philosophie de sûreté postule que le danger potentiel résultant de l'exploitation d'un réacteur est très élevé et que la sûreté ultime du public dépend de trois facteurs : 1. Reconnaître tous les accidents possibles qui pourraient libérer des quantités dangereuses de matériaux radioactifs; 2. Concevoir et exploiter le réacteur de telle sorte que la probabilité de tels accidents soit réduite à un minimum acceptable; 3. Par une combinaison adéquate de confinement et d'isolement, protéger le public des conséquences d'un tel accident, s'il devait se produire 138

Le commissaire de l'AEC est clair sur ce point, il n'y a pas de sécurité absolue, l'accident est toujours possible. Il s'agit de diminuer la probabilité qu'un tel accident se produise par différents moyens. Mais la distance vis-à-vis d'un centre urbain n'est pas le seul critère de sécurité. D'autres facteurs de sécurité inclus dans les projets doivent faire progresser la sûreté et autoriser une diminution de l'éloignement des réacteurs, de façon certes «raisonnable». L'éloignement n'est plus considéré comme un rempart absolu, ultime, il n'est qu'un facteur parmi d'autres contribuant à la minimisation du risque global. Par ailleurs, il faut bien distinguer le risque potentiel (le rejet de tous les produits radioactifs contenus dans le cœur), du risque réel, car il faut tenir compte des mesures de protection intégrées au projet.

Cette nouvelle conception de l'AEC, qui limite le rôle de la distance comme facteur supplémentaire de sécurité, provoque la première dissension de l'ACRS.

En janvier 1956, un désaccord oppose l'AEC à l'ACRS qui prend une position beaucoup plus sévère que celle du Comité réglementaire de la commission à propos de la construction d'un réacteur rapide à Lagoona Beach dans le Michigan. Le président de l'AEC et les industriels estiment que l'ACRS est trop prudent. La controverse devient même publique et montre pour la première fois que le jugement sur la sûreté de l'AEC peut être influencé par sa volonté de promotion d'une énergie nucléaire privée. A la suite de cette affaire, le Congrès transforme l'ACRS en organisme statutaire - on ne lui demande plu simplement son «avis» - ayant la charge d'examiner toute nouvelle demande de centrale, aux côtés de la Division of Reactor Licensing de l'AEC. Ce renforcement des pouvoirs de l'ACRS sera source de nombreux conflits avec l'AEC.

Notes
136.

Parker, H. M., Healy, J. W., «Environmental Effects of a Major Reactor Disaster», Proceedings of The First International Conference on Peaceful Uses of Atomic Energy, Geneva 1955, P/482, Vol. XIII, United Nations, New York (1956), pp. 106-109.

137.

Docteur en chimie de l'université Berkeley (1933), Willard F. Libby a travaillé pendant la guerre à la War Division Research de l'université Columbia où il développa un procédé de séparation des isotopes de l'uranium par diffusion gazeuse. Commissaire à l'AEC de 1954 à 1959, il reçoit le Prix Nobel de chimie en 1960 pour l'invention d'un procédé de datation des matériaux organiques grâce au carbone radioactif.

138.

Cité par Okrent, op. cit., pp. 23-24. Le texte original est le suivant : « As previously stated, if considerations were given to safety factors alone, atomic reactors should be located in areas of lowest possible population density. However, the growth and development of an atomic energy industry cannot proceed under conditions of isolation which are significantly different from those which have been found to be applicable to most other industries. […] The financial incentive of the owners of the reactor to take all steps necessary to protect their investment, as well as to decrease their potential public liability, and the legal and moral responsabilities of the Commission to protect the public from overexposure to radioactivity, are resulting in a system which is characterized by an attitude of caution and thoroughness of evaluation unique in industrial history.[…] It is expected that power reactors, such as that now under construction at Shippingport, Pennsylvania, will rely more upon the philosophy of containment than isolation as a means of protecting the public against the consequences of an improbable accident, but in each case there will be a reasonable distance between the reactor and major centers of population. In summary then, our safety philosophy assumes that the potential danger from an operating atomic reactor is very great and that the ultimate safety of the public is dependent upon three factors ; 1. Recognizing all possible accidents which could release unsafe amounts of radioactive materials; 2. Designing and operating the reactor in such a way that the probability of such accidents is reduced to an acceptable minimum; 3. By appropriate combination of containment and isolation, protecting the public from the consequences of such an accident, should it occur. »