3.2.8. L'accident maximum plausible comme outil pour le dialogue, ou comment parler des accidents graves

Le concept de «Maximum Credible Accident» est en fait un outil pour dialoguer entre concepteurs, constructeurs et organismes réglementaires qui accordent les autorisations. C'est une première tentative de définir des critères objectifs autour desquels s'entendre pour discuter des risques d'accident dans les réacteurs. Pour les experts de sûreté de tous les pays, cette question de la communication avec les autorités et les exploitants est réellement cruciale, et nous verrons comment elle a été résolue en France. De nombreux témoignages abondent dans ce sens au cours des années soixante où chaque corps national d'experts propose une solution particulière à cette difficulté.

Dans un article rétrospectif, le Britannique Farmer, spécialiste internationalement reconnu de la sûreté, explique que jusqu'en 1967, date où il a abouti à une nouvelle méthode révolutionnaire d'analyse de la sûreté, il avait essayé différentes approches pour prendre des décisions en la matière : «J'avais tenté différentes solutions telles que la sûreté intrinsèque, les doubles défaillances, la sûreté par le confinement, par l'éloignement, et différentes sortes de MCA.» 147 Mais aucune d'entre elles ne s'avérait satisfaisante dans la mesure où elle n'apportait pas de solution à la question de savoir comment dialoguer sur l'acceptabilité des accidents à prendre en compte dans les analyses de sûreté. «J'estimais nécessaire, poursuit Farmer, d'avoir une base commune pour les décisions de sûreté entre concepteurs, exploitants et experts de sûreté.» 148 Il exprime cette même idée en 1967 lors d'une discussion au congrès de l'AIEA sur la sûreté des réacteurs: «Les experts de sûreté, concepteurs et exploitants doivent être capables de communiquer les uns avec les autres et nous devons trouver un moyen qui permette cette communication.» 149 Au moment où il présente sa nouvelle méthode basée sur l'estimation à la fois des conséquences et des probabilités, l'un des mérites principaux que Farmer met en avant est cette aptitude à établir une base de dialogue.

Un autre spécialiste du Royaume-Uni exprime la nécessité d'une base de dialogue, d'un langage commun entre les différents acteurs de la scène nucléaire : «A propos de l'utilisation du concept de l'accident maximal prévisible, je voudrais faire quelques commentaires du point de vue de celui qui fait le projet. A tout moment du développement d'un système donné de réacteur, quand une commande est sur le point d'être passée, il faut que le constructeur, l'acheteur et l'autorité qui donne les autorisations soient d'accord sur la nature des risques contre lesquels le constructeur doit fournir une protection et sur l'efficacité de cette protection. Si ceci n'est pas réalisé, il est impossible de faire les plans détaillés de façon raisonnable. En ce qui concerne les approvisionnements et les plans, il faut donc avoir une définition claire de l'accident maximal à envisager dans les conceptions; ce concept est évidemment lié à celui de l'accident maximal prévisible et c'est ce qui explique sans doute pourquoi ce dernier concept a été si largement utilisé.» 150

A partir du début des années soixante, le monde nucléaire est divisé en plusieurs branches, dont les intérêts ne sont pas forcément tous identiques. Même si tous les protagonistes du secteur nucléaire sont évidemment favorables à cette nouvelle forme d'énergie, des sensibilités différentes s'expriment, des intérêts s'opposent entre industriels, experts de sûreté ou autorités administratives.

L'accident maximum crédible est ainsi la première formule trouvée, aux Etats-Unis à la fin des années cinquante, pour établir ce dialogue et mettre sur pied des critères pour traiter la question des accidents graves. En effet, le MCA est un concept utile dans les négociations, car le jeu nucléaire américain est complexe. Clifford Beck, l'inventeur du MCA le confirme : «Aux Etats-Unis nous avons élaboré des guides très utiles, basés sur l'accident maximal prévisible. Des directives logiques et uniformes ont été données aux centaines d'organisations différentes qui s'intéressent aux réacteurs nucléaires…» 151 Le contexte du nucléaire aux Etats-Unis est bien différent de celui que l'on rencontrera en France ou en Grande-Bretagne : on compte de nombreuses compagnies productrices d'électricité, plusieurs constructeurs de réacteurs, des dizaines de modèles différents, des centaines de fournisseurs d'équipements. 152 Dès le début de la course à la production d'énergie d'origine atomique, la compétition s'engage entre deux mastodontes industriels, General Electric et Westinghouse, et quelques autres concurrents de moindre importance - à l'échelle des Etats-Unis - comme Babcock and Wilcox, General Atomic, ou encore Combustion Engineering. Outre le nombre d'organismes, l'agressivité commerciale des entreprises américaines nécessitera l'établissement de règles pour dialoguer. Car elles ne discutent pas, elles imposent. Un exemple de cette attitude caractéristique est donné par Okrent d'après les minutes d'une rencontre ACRS-AEC-Industry sur les recherches de sûreté pour les réacteurs à eau légère en février 1968 : «Les représentants des concepteurs de réacteur demandèrent ce que l'AEC voulait en matière de marge de sûreté. Ils exprimèrent leur opinion selon laquelle ils disposaient d'une information suffisante pour les projets actuels et qu'ils n'envisageaient aucun changement majeur dans un futur immédiat. Ils exprimèrent l'opinion que leurs projets actuels étaient suffisamment sûrs sans effort supplémentaire de recherche et développement. Ils dirent que si l'AEC n'était pas d'accord, alors elle devait fournir l'information expliquant ce qu'elle considérait comme une sûreté convenable.» 153

Ce n'est donc pas un véritable débat, l'attitude des industriels revient à dire : «si vous n'êtes pas d'accord avec nous, fermons la discussion et imposez vos règles !» Les industriels réclament des normes, alors que les experts estiment encore en 1958 que c'est prématuré. Les premiers critères seront publiés en 1962, une quantité innombrable de codes, de normes, de guides suivra.

Notes
147.

F.R. Farmer, «A Review of the Development of Safety Philosophies», Annals of Nuclear Energy, Vol. 6, 1979, pp. 261-264. L'orginal anglais est : «I had attempted solutions as through inherent safety : any two coincident faults, safety by containment, by siting, and variations of the MCA. I found it necessary to have a common basis for safety decisions between designers, operators and safety staff.»

148.

Ibid., p. 263.

149.

Farmer F.R., «Siting Criteria - A New Approach», Colloque AIEA sur le choix des sites des centrales nucléaires et leur confinement, Vienne, 3-7 avril 1967, p. 327. L'original est le suivant : «Safety experts, designers and operators must be able to communicate with each other and we have to find some way of achieving this communication.»

150.

L. Cave, «Discussion générale de la session 3.6», Troisième Conférence Internationale des Nations Unies, Genève, 1964, p. 479. (Nous soulignons).

151.

Troisième Conférence Internationale de Genève, 1964, Discussion générale de la session 3.6, p.476.

152.

Pour les 104 centrales exploitées en 1999 aux Etats-Unis, on compte quatre vendeurs différents, 45 exploitants, 80 designs, et 65 sites.

153.

David Okrent, op. cit., p. 310.

L'original américain est le suivant : «The representatives of the reactor designers asked what the AEC wanted in the way of safety margin. They expressed their opinion that they have sufficient information for current designs and plan no major changes in the immediate future. They expressed their opinions that their design are adequately safe without further major R&D. They said that if the AEC did not agree, then the AEC should provide information as to what it considered to be adequate safety.»