3.2.9. Les études de sûreté

Aux Etats-Unis les problèmes de sûreté se formalisent donc dans les années 1955-59. L'avance est considérable, et l'exemple des études et recherches en matière de sûreté est éloquent à cet égard : le rapport annuel de 1956 de l'AEC éprouve le besoin de consacrer un supplément exceptionnel, qui occupe toute une seconde partie du rapport, pour faire le point sur ces questions. Les budgets, le nombre de laboratoires intéressés aux questions de sûreté sont à la hauteur des préoccupations en la matière et de leur évolution croissante.

Au paragraphe «Reactor Safety Research» le rapport expose les raisons du développement des études de sûreté, témoignant sans ambiguïté des objectifs de l'AEC comme promoteur principal de l'énergie atomique : «Avec le développement de nouveaux types de réacteurs, leur exploitation à des pressions et températures plus élevées dans le but d'atteindre une plus grande efficacité dans la production d'électricité, le programme de la Commission en matière d'expérimentation et de recherche de sûreté a été largement étendu. Contrastant avec des dépenses dans ce domaine pour l'année fiscale 55 de 336,000 $, la dotation de la Commission pour ce programme pour l'année 1957 est de 6 millions de $. Le but de ce programme en développement est de protéger la santé et la sûreté du public, et d'atteindre une sûreté des réacteurs par des moyens moins coûteux afin de se rapprocher du but d'une énergie électrique d'origine nucléaire économique.» 154 7 millions de dollars sont prévus pour financer le programme de 1958, qui couvre les trois domaines que sont le contrôle et la cinétique des réacteurs, les réactions chimiques, le confinement. Quelques années plus tard, les Français sont encore impressionnés par «l'importance du programme américain» de recherches de sûreté ainsi que sa progression 155 . L'énoncé des dépenses faites parle de soi : 11 millions de dollars en 1961, 16 millions en 1962, et 22 en 1963.

Le programme d'études de sûreté de 1957 doit apporter des réponses à un certain nombre de questions. Il s'agit en premier de savoir sous quelles conditions un type donné de réacteur peut s'auto-endommager, quelles caractéristiques intrinsèques tendent à augmenter les dommages ou au contraire à les limiter. En second lieu, on s'interroge sur les conditions dans lesquelles les éléments combustibles sont amenés à fondre, comment ces éléments fondus réagiraient avec les fluides réfrigérants du réacteur, et quelle quantité de produits de fissions s'échapperait alors des éléments fondus. Deux questions à résoudre comprennent la capacité de la cuve et de l'enceinte à retenir ces poisons. Une question concerne la possibilité de concevoir des fusibles aptes à arrêter le réacteur avant qu'il ne soit endommagé. Enfin, le dernier problème envisagé par l'AEC est de savoir comment toutes les informations tirées de ce programme peuvent être intégrées dans un jeu de critères de conception pour réacteurs sûrs.

Pour répondre à ces questions, des recherches sont entreprises dans une multitude d'organismes. Sur les déformations d'origine chimique tout d'abord : l'ignition des métaux est étudiée au Laboratoire National d'Argonne, les réactions chimiques explosives entre eau et métal sont examinées par la compagnie Aerojet-General, les mélanges hydrogène-oxygène-vapeur des réacteurs sous pression par le Bureau des Mines du Département de l'Intérieur, alors que les mécanismes d'explosion dus à des réactions métal fondu-eau sont étudiés à l'Université Columbia de New-York.

Le deuxième aspect des études concerne le confinement des produits de fission : tandis que le Laboratoire National d'Oak Ridge (ORNL) étudie parmi ceux-ci lesquels tendent à fuir le plus facilement, la tenue des cuves de réacteurs est examinée par le Naval Ordnance Laboratory en utilisant des explosifs dans des réacteurs modèles réduits. Le Ballistics Research Laboratory s'occupe, lui, de la tenue des enceintes de confinement au moyen là aussi de modèles réduits.

Enfin, tout un travail est lancé en vue du développement de fusibles comme outils supplémentaires pour permettre un contrôle des réacteurs plus efficace et moins coûteux. Une capsule contenant un gaz à base de bore est par exemple développée : placée au cœur du réacteur, elle doit libérer son gaz absorbeur de neutrons en cas de dépassement d'un certain flux critique.

A côté de ces études consacrées à des phénomènes particuliers entrant dans le comportement des installations nucléaires, d'autres expériences dites «globales» se donnent pour objectif de simuler le fonctionnement d'ensemble d'un réacteur en cas d'accident, allant même jusqu'à sa destruction.

Dès 1953 en effet, avant le lancement de ce vaste programme d'études de sûreté, les expérimentateurs du laboratoire national d'Argonne avaient volontairement détruit un petit réacteur, Borax-1, pour mieux en connaître les facteurs de sûreté. Ce réacteur avait auparavant été utilisé pour la conduite d'essais sur les transitoires (démarrage, montée en puissance, arrêt...) et lorsqu'il a commencé à donner des signes de fatigue, il a été décidé d'exécuter un essai destructif pour voir ce qui allait se produire. L'un des objectifs était la détermination de la fraction de produits de fission qui serait relâchée dans l'environnement après destruction et vaporisation du combustible. Le réacteur avait été équipé de barres de contrôle conçues pour s'éjecter par explosion et chargé avec un surplus de réactivité. Le réacteur était placé dans un réservoir partiellement immergé dans le sol, aucun bâtiment n'étant présent autour du réacteur. Les films pris pendant l'essai avaient montré que le réservoir à eau sous faible pression dans lequel se tenait l'engin a explosé et la majeure partie de son contenu a été éjectée dans l'atmosphère. Des fragments de combustible avaient été projetés jusqu'à environ 60 mètres mais pratiquement tout le combustible avait pu être repéré à moins de 100 m du réacteur. 156

Le même sort allait être réservé au réacteur SPERT I. L'essentiel des études globales de sûreté est en effet constitué par une série d'expériences de la série SPERT 157 (Special Power Excursion Reactor Test). Il s'agit d'expériences d'excursion de puissance qui ont pour but de simuler le comportement d'un réacteur dont la réaction neutronique ne serait plus contrôlée, provoquant une brusque augmentation de la réactivité. Des réacteurs sont construits spécifiquement pour mener ces expériences. Le premier de la série, SPERT I, est situé dans l'Etat d'Idaho et est exploité par la compagnie Phillips Petroleum. C'est un réacteur hétérogène non pressurisé utilisant l'eau comme modérateur et comme réflecteur. Son exploitation a débuté en juillet 55 et il a été utilisé pour tester des combustibles différemment enrichis. Mais il va surtout servir à une nouvelle expérience globale, en novembre 1962, où il fait l'objet d'un test destructif. SPERT I subit à son tour une excursion de réactivité importante, dans des conditions météorologiques connues afin de mesurer les relâchements dans l'atmosphère. Installation ouverte à l'atmosphère, SPERT I est recouverte d'une structure légère qu'on ne peut pas considérer comme un confinement. A la suite de cette excursion, 35% environ du cœur en alliage d'aluminium ont fondu avec toutes les plaques de combustibles, la température du combustible a dépassé 1200°C, environ 2,4 105 Ci ont été relâchés représentant environ 1% de la quantité des produits de fission du cœur. Un nuage radioactif de 200 à 600 m de largeur a été suivi sur une distance de 24 km avec enregistrement des dépôts.

L'installation SPERT II est, elle, construite pour pratiquer des tests de transitoires. Elle dispose d'une cuve de large diamètre capable de travailler à des pressions et températures moyennes et sous des conditions de flux variables, et permet des combinaisons réglables de réfrigérant-modérateur, à eau légère ou lourde.

La série se poursuit avec SPERT III qui est une pile à haute pression sur laquelle deux principales séries d'expériences d'excursion de puissance sont prévues si la capacité du système à supporter de larges insertions de réactivité est ou non affectée par l'augmentation de la pression et du flux de refroidissement. Enfin, SPERT IV qui entrera en service en 1962 est conçue pour étudier l'instabilité observée sur Spert I.

De son côté, la société Atomics International, division de North American Aviation Inc. construit en Californie un réacteur pour des expériences appelées KEWB (Kinetic Experiment on Water Boilers). Conçu en 1956 pour recueillir le même type d'informations pour les réacteurs homogènes que SPERT pour les réacteurs hétérogènes, il est arrêté en juin 1961 après sept ans de fonctionnement et plus de 1200 excursions de puissance. L'objectif était là aussi de tester la capacité de ce type de réacteur à résister à de très larges sauts de puissances sans dommage pour le personnel et les environs.

En janvier 1956, une expérience a été tentée sur le réacteur expérimental à neutrons rapides EBR 1 (Experimental Breeder Reactor) consistant à retirer volontairement les barres de contrôle et le fluide de refroidissement du réacteur. L'objectif était de se rapprocher des conditions d'une excursion de puissance, mais que l'on stoppe juste avant, afin de tester la résistance de l'enceinte. Une grande partie du cœur a fondu, mais l'enceinte a tenu. Après EBR 1, le Transient Reactor Test (TREAT) est le principal réacteur sur lequel sont conduites les recherches de sûreté sur les réacteurs à neutrons rapides : les études portent sur la fusion de combustible, sur les situations qui pourraient conduire à une seconde criticalité.

Toutes ces expériences sont caractéristiques de cette première phase du questionnement en matière de sûreté où l'accent est mis sur le contrôle de la réaction en chaîne et où l'on tente d'évaluer les pires conséquences d'un accident de réacteur. Ce vaste programme lancé par l'AEC met à contribution un grand nombre d'organismes publics, semi-publics et privés, mobilisant une fraction croissante de l'énorme potentiel scientifique et industriel des Etats-Unis, impulsant des recherches dans des domaines nouveaux comme en matière de neutronique, mais également en posant des questions nouvelles à des branches plus traditionnelles de la physique et de la chimie.

Notes
154.

USAEC, Annual Report, «Radiation Safety and Major Activities in the Atomic Energy Programs, July-December 1956», January 1957, p. 143. Traduit par nos soins.

155.

Jean Bourgeois, «Etudes concernant la sûreté des réacteurs», Bulletin d'Informations Scientifiques et Techniques, CEA, N°63, Juillet 1962, p. 5.

156.

D'après Levenson M., Rahn F., «Estimations réalistes des conséquences des accidents nucléaires», Revue Générale Nucléaire, 1981, N°2, pp. 121-129.

157.

D'après les rapports d'activités de l'USAEC, 1954-1966.