3.3.3. Les communications britanniques à Genève en 1955

Lors de la première conférence des Nations Unies de Genève en 1955, W. G. Marley et T. M. Fry du centre de recherche atomique d'Harwell présentent une communication sur les risques radiologiques qui seraient provoqués par une fuite de produits de fission et sur l'incidence de ces risques sur l'emplacement d'une génératrice nucléaire. Il s'agit pour eux de trouver une méthode d'évaluation de ce risque qui ne se base pas sur l'expérience mais sur des estimations.

‘«On admet depuis longtemps que les conséquences possibles d'une fuite massive de produits radioactifs provenant d'une pile atomique, en cas d'accident, doivent être prises sérieusement en considération dans tous les plans relatifs au développement de l'énergie électronucléaire. Ce problème est devenu encore plus grave depuis que certains projets envisagent d'augmenter la puissance totale et de produire des températures très élevées. Le choix d'emplacements convenables pour les génératrices nucléaires nécessite donc une étude attentive des risques radiologiques inhérents à une fuite de radioactivité, afin de limiter de manière satisfaisante les quantités de radioactivité qui pourraient être libérées en cas d'accident. ’ ‘L'expérience directe n'a heureusement pas montré jusqu'à ce jour l'étendue des effets radiobiologiques que pouvait entraîner l'émission massive de produits radioactifs échappés d'une pile atomique. Dans les incidents rapportés jusqu'à présent, les fuites dans l'atmosphère et les effets radiologiques subséquents ont été négligeables. On doit donc se reposer sur des estimations théoriques, bien qu'un calcul exact soit difficile en raison du grand nombre d'impondérables; mais on peut juger de la validité des résultats en appliquant par similitude ce raisonnement à d'autres substances dangereuses pour lesquelles existe une expérience valable. Nous avons donc fait une tentative d'évaluation de la distance sur laquelle s'étendent les dangers afférents à une émission radioactive et nous les avons comparés avec ceux qu'a enregistrés l'expérience industrielle dans la manutention à grande échelle de gaz toxiques, chlore et phosgène (COCl2).» 162

L'esprit est le même que l'étude américaine de Brookhaven (WASH 740) qui sera publiée en 1957 : on essaie d'envisager les conséquences potentielles d'un accident majeur de réacteur. Les auteurs se placent en aval de l'accident, ils ne discutent pas comment, par quelle suite d'événements un tel accident pourrait se produire, ni quelle en est la probabilité. Ils supposent que l'accident est survenu et qu'une quantité de radioactivité est rejetée. Ils étudient alors, en fonction des connaissances sur les effets biologiques des différents niveaux de rayonnement du nuage, les conséquences de telles fuites. Ils envisagent le cas où le nuage affecte directement la population située au-dessous, mais aussi les effets indirects par les dépôts au sol, d'après les niveaux de radiation considérés comme admissibles. Leur but est de suggérer des critères «pour savoir si l'on doit maintenir les habitants sur place ou envisager l'évacuation de l'ensemble de la population dans le cas d'un accident survenu à une pile atomique Pour cela, ils proposent une estimation des distances dangereuses maxima en cas de fuite des produits de fission dans des conditions de turbulence déterminées selon une formule proche de celle utilisée aux Etats-Unis depuis 1950. Cette formule donne la distance sous le vent, R, à laquelle on prévoit que les différents niveaux de contamination du sol se propageront : celle-ci est proportionnelle à la racine carrée de la quantité d'activité rejetée M (exprimée en MW) :

R = B M1/2

B est une constante dont les valeurs sont données pour les différents niveaux de contamination, variant de 0,2 à 1,7 pour les effets directs, de 1 à 60 pour les effets indirects.

Des valeurs de cette constante et de l'application de la formule précédente, les auteurs concluent qu'il ne faut pas que la fuite d'une fraction importante des produits de fission accumulés dans une pile de grande puissance puisse survenir à moins de plusieurs kilomètres d'une surface normalement habitée. Pour une fuite de produits de fission dont la puissance serait de 0,1 mégawatt, ils estiment qu'aucune évacuation durable de la population ne serait nécessaire en dehors d'un secteur de 1,7 km sous le vent. Une évacuation temporaire ou certaines réglementations des habitudes de vie pourraient être nécessaires jusqu'à 5,7 km, et le lait pourrait être temporairement contaminé de façon sérieuse pour des pâturages situés jusqu'à 20 km du lieu de l'accident. Dans le cas où 100 mégawatts de produits de fission s'échapperaient, ils avancent que l'inhalation du nuage serait probablement mortelle à 2 km et sans danger à 17 km. Pour comparaison, les auteurs évoquent la similitude entre les effets de l'inhalation d'un nuage provoqué par l'émission des produits de fission avec ceux d'une fuite de gaz toxiques tels que le chlore ou le phosgène, et en particulier l'accident de Hambourg en 1928 où 8 tonnes de phosgène s'étaient échappés d'un réservoir de stockage, et où cinq personnes avaient trouvé la mort. Par chance, le nuage avait épargné la ville et s'était dirigé vers la campagne. Les auteurs rappellent qu'en 1955 on ne considère plus ces produits comme tellement dangereux qu'il faille les laisser à l'écart des villes. Mais à leurs yeux, ce n'est pas le cas pour les piles atomiques dont les problèmes de construction sont plus complexes que ceux du stockage de gaz liquide. Mais le parallèle avec les accidents chimiques cesse si l'on considère la persistance des effets : «la plupart des poisons chimiques peuvent être neutralisés et disparaître rapidement, même si on ne prend pas de mesures de sécurité, mais la radioactivité ne peut pas être neutralisée et on ne sait pas très bien ce qu'on peut faire pour décontaminer les régions où elle se répand. Une catastrophe due à une pile, quoique ne causant pas plus de victimes [casualties] qu'un accident survenu dans une usine de produits chimiques, pourrait, pendant beaucoup plus longtemps, créer de graves inconvénients pour ceux qui habitent le voisinage.» Mais ce n'est pas la seule raison qui justifie aux yeux de ces développeurs de l'énergie atomique qu'une plus grande marge de sécurité est nécessaire pour les piles atomiques que pour les usines chimiques : «il est tout particulièrement important d'éviter la régression qu'un grand désastre ferait subir fatalement à l'industrie de l'énergie atomique à ses débuts.»

En conclusion de leur article, Marley et Fry reviennent sur ce qui fera longtemps discuter les Britanniques à partir de cette date, à savoir les critères de sélection des sites et les critères d'éloignement. Il faut en effet noter que la Grande-Bretagne a une densité de population nettement plus élevée qu'aux Etats-Unis c'est pourquoi le développement de l'énergie atomique se heurte immanquablement à cette question des distances vis-à-vis des centres urbains. L'article conclue sur une note optimiste et enthousiaste, malgré quelques conditions que le progrès technique se chargera de lever : «Il est évident que les accidents seront peu fréquents, et tant qu'ils ne pourront pas entraîner une émission de produits de fission équivalents à plus de quelques dizaines de mégawatts, il n'est pas nécessaire d'envisager pour les piles atomiques des emplacements éloignés de toute agglomération. On peut considérer cette limite comme suffisante si on s'attache à des principes stricts dans l'étude, la construction et le fonctionnement d'une usine atomique. On doit donc conclure qu'il est possible de construire une pile à grande puissance dans un site satisfaisant, sans que cela pose (si les dispositifs sont adéquats) de problème insurmontable en ce qui concerne le développement de l'énergie électronucléaire 163

Deux ans après ces estimations théoriques des conséquences possibles d'une fuite de produits de fission, l'accident de Windscale allait fournir la première expérience en grandeur nature du passage d'un nuage radioactif échappé d'une pile atomique.

Notes
162.

Marley, W. G., Fry, T. M., «Risques radiologiques causés par une fuite de produits de fission et incidence de ces risques sur le choix de l'emplacement d'une génératrice nucléaire», Communication P/394 à la première conférence des Nations Unies sur l'utilisation pacifique de l'énergie atomique, Genève, 1955, pp. 119-123.

163.

Ibid. p. 123.