3.3.4. L'accident de Windscale

L'accident qui se produit à Windscale en octobre 1957 va avoir de profondes répercussions sur la prise en compte du risque nucléaire et va se traduire en particulier par la mise en place d'organisations spécifiquement chargées des problèmes de sécurité nucléaire. La cause de l'accident est un relâchement d'énergie Wigner mal contrôlé.

C'est en septembre 1952, à la suite d'un incident qui vit un relâchement spontané d'énergie Wigner à Windscale que fut instituée la procédure dite des «recuits Wigner« pour les réacteurs. Cet incident s'était produit à l'arrêt et avait été sans conséquence du point de vue sanitaire : on avait constaté une simple augmentation de la température du graphite à des niveaux non dangereux. La procédure des recuits Wigner consiste à libérer l'énergie emmagasinée en augmentant la température du graphite au dessus de la normale en faisant fonctionner le réacteur sans flux d'air de refroidissement. Une fois la libération d'énergie débutée, la réaction est auto-entretenue et on arrête le réacteur. La procédure demande à être délicatement équilibrée à cause du temps de réponse de la température du graphite : si le réacteur est arrêté trop tôt, la température du graphite ne monte pas suffisamment, mais si le chauffage nucléaire est trop fort, des éléments combustibles peuvent surchauffer et provoquer des ruptures des gaines de combustible. En 1957, la procédure avait été effectuée plus d'une douzaine de fois et était perçue comme assez routinière et les précautions sans doute relâchées. 164

Le 7 octobre 1957, un recuit Wigner est engagé sur la pile 1 de Windscale. L'ingénieur en charge de l'opération pense que le recuit s'éteint trop vite mais il ne sait pas que les thermocouples utilisés pour mesurer la chaleur n'ont pas été installés dans la partie la plus chaude du cœur. Un deuxième recuit est alors appliqué mais à une vitesse trop rapide et cause probablement la rupture d'une ou plusieurs gaines dont le contenu s'oxyde. Les instruments n'indiquent rien d'anormal jusqu'à l'après-midi du 10 octobre, quand une alarme de radioactivité se déclenche suite à la remise en route de la ventilation pour essayer de refroidir la pile : on détecte en divers lieux, notamment au sommet de la cheminée, d'assez fortes activités, qui sur le moment ne sont pas jugées alarmantes. Mais quelques heures après, on pense qu'il s'agit d'une rupture de gaine. On décide de décharger le canal avarié, manœuvre courante sur ce type de pile après une rupture de gaine; seulement, pour identifier le canal, il faut mettre en route la ventilation de façon à alimenter la détection de rupture de gaine. Il en résulte une accélération du feu par apport d'air frais. D'autre part, le mécanisme de commutation des canaux du système de Détection de Rupture de Gaines se révèle bloqué, sans doute par suite de l'échauffement excessif. Une équipe d'intervention est alors chargée de retirer le bouchon de chargement du canal dont la température est la plus élevée et c'est alors qu'on constate avec stupeur que des éléments de combustible sont incandescents et qu'à travers un autre canal des flammes sortent de la face de déchargement du réacteur : on se rend alors compte que quelque 150 canaux sont en feu.

Après avoir essayé d'éteindre l'incendie avec du CO2 emprunté à la centrale voisine de Calder Hall, sans succès, les techniciens décident, comme ultime recours, de noyer le réacteur avec de l'eau au moyen de pompes à incendie, bravant le risque d'une explosion de vapeur. L'eau est envoyée à 8h55 du matin le vendredi 11 octobre, et arrêtée le 12 à 15 heures. A ce moment la pile est froide, mais différents types d'éléments radioactifs ont été rejetés dans l'atmosphère et ont été transportés par le vent puis déposés au sol. Des produits radioactifs sont même détectés jusqu'en Belgique (mais là en petite quantité) le 11. Le 12, ils atteignent Francfort, et même la Norvège.

Il faut noter que la conception initiale du réacteur ne prévoyait pas de filtres sur les cheminées d'évacuation des gaz qui devaient être rejetés directement dans l'atmosphère. Ces filtres feront l'objet d'une polémique quant à l'efficacité dont ils auraient ou non fait preuve lors de l'accident. Megaw 165 relate avec humour que John Cockcroft, directeur de l'Etablissement d'Harwell, en visite à Hanford aux Etats-Unis, vit un gros trou en train d'être creusé à côté du site de construction d'un réacteur similaire. Quand il demanda à quoi il servait, on lui dit que c'était pour les filtres d'échappement. Il aurait alors fait une visite furtive à la poste pendant la pause déjeuner, au cours de laquelle il aurait envoyé un câble à l'homme responsable de la construction du réacteur de Windscale, Christopher Hinton, disant : «mettez des filtres d'échappement sur les réacteurs de Windscale». A cette époque, la seule façon de rajouter ces filtres était de les mettre en haut des piles (400 pieds au-dessus du niveau du sol) et d'ajouter un ascenseur afin que les filtres puissent être révisés. L'histoire pourrait bien être vraie, d'après Megaw, puisqu'il y avait peu de raison d'aller implanter les filtres dans un endroit si peu pratique si ce n'est parce qu'ils ont été ajoutés au dernier moment. Les filtres devinrent célèbres sous le nom de «Cockroft's Folly» parce que Christopher Hinton et Henry Davey, directeur général des travaux de Windscale, pensaient qu'ils étaient superflus et avaient plusieurs fois demandé leur retrait entre 1954 et 1956.

Le quatrième rapport annuel de l'UKAEA 166 dresse un bilan de l'accident. Dans les treize semaines qui ont suivi l'accident, les enregistrements des films dosimétriques portés par les travailleurs ont montré que dans 14 cas «only», la dose de 3 rads a été dépassée, la dose maximum enregistrée étant de 4.66 rad. Durant l'accident même, 2 travailleurs ont reçu des doses au poignet (wrist doses) de 4.5 rads, un travailleur plus de 3.3 et quatre autres plus de 2 rads. Si pour les autorités les mesures de radioactivité dans l'environnement ont démontré l'absence de risque sanitaire vis-à-vis de la respiration de l'air ou de la consommation des produits agricoles poussant dans la zone affectée, elles ont néanmoins témoigné d'un danger possible pour les enfants en ce qui concerne la consommation de lait contaminé à l'iode radioactive, c'est pourquoi toute vente de lait sur une zone de 500 miles carrés a été interdite. Cette interdiction a été levée le 23 novembre étant donné la décroissance radioactive de l'iode. 167

Dans son rapport, l'agence atomique britannique tente de minimiser les effets de cet accident, en s'appuyant sur l'organisme gouvernemental chargé de la recherche médicale (The Medical Research Council). Après examen des différentes possibilités, ce conseil a annoncé qu'il «était au plus haut point improbable qu'un quelconque dommage ait été causé à la santé de qui que ce soit, travailleur de l'usine de Windscale ou membre du public, comme conséquence de l'accident.» 168 Pourtant, l'avertissement a été sévère : un comité est mis sur pied par le Premier Ministre, à la demande de l'AEA, sous la présidence de Sir Alexander Fleck, afin d'examiner l'organisation de certaines parties de l'AEA. Le comité remet un premier rapport (White Paper) mettant l'accent sur les faiblesses dans l'organisation de l'AEA, particulièrement du groupe industriel qui gère les piles, dues à une insuffisance de responsables techniques.

Notes
164.

D'après Nancy G. Leveson, Safeware : System Safety and Computers, A Guide to preventing Accidents and Losses caused by Technology, Addison-Wesley Publishing Company, Reading, Massachussetts, 1995.

165.

James Megaw, How Safe ? : Three Mile Island, Chernobyl, and Beyond, Stoddard Publising Company, Toronto, 1987. Cité par Nancy Leveson, op. cit., p. 618.

166.

UKAEA, Fourth Annual Report 1957-58, Her Majesty's Stationary Office, London, p. 41.

167.

Dans son ouvrage, Pocock justifie les mesures d'interdiction sélectives appliquées à consommation du lait, et l'absence de risque pour les autres produits, en s'appuyant sur des considérations sur le métabolisme de la vache, que nous résumons : l'iode naturelle (I 127) est nécessaire à l'être humain pour éviter l'élargissement de la glande thyroïde; l'I 131, radioactive, est chimiquement identique à l'I 127, et consommée, elle n'est pas rejetée par l'organisme et est stockée dans la thyroïde. Une concentration trop grande d'I 131 peut provoquer des dommages considérables conduisant à des cancers des organes internes. Le métabolisme de la vache fait qu'elle concentre l'iode dans son lait, ce qui signifie que le niveau d'I 131 d'une vache qui broute une herbe contaminée est beaucoup plus élevé que le niveau d'iode du sol lui-même. C'est pourquoi il est dangereux de boire du lait de vache d'une ferme particulière, même si il n'y a pas de danger à consommer des légumes provenant des champs voisins.

168.

UKAEA, Fourth Annual Report 1957-58, §245, p. 41. L'original anglais est : «The Medical Research Council [un organisme gouvernemental], after examining the various possibilities, reported that it was in the highest degree unlikely that any harm was done to the health of anybody, whether a worker in the Windscale plant or a member of the general public, as a result of the accident.»