3.4. Naissance de l'organisation de la sûreté au CEA

3.4.1. Un premier «Groupe d'études»

Lors de la première réunion de la Commission de Sûreté des Installations Atomiques qui se tient le 11 février 1960, 69 rue de Varennes, sous la présidence du Haut-Commissaire Francis Perrin, M. Yvon 190 rappelle que c'est en 1957, suite aux préoccupations du Haut-Commissaire, qu'il a chargé M. Robert 191 de centraliser les problèmes de sûreté des piles à l'échelon du Département d'Etudes de Piles. Un groupe d'études a été alors constitué, réunissant des représentants de divers départements du CEA. Exerçant un rôle purement consultatif il a effectué d'abord l'examen des piles alors en fonctionnement au DEP : Zoé, EL2, Aquilon, EL3 et Proserpine. 192

C'est certainement la visite de ce groupe dans son installation que le Chef de Service de la pile de Fontenay-aux-Roses (ex-pile de Châtillon) relate plusieurs années plus tard : «Etant responsable de la marche de ZOE depuis déjà un certain temps, j'ai reçu la visite d'une commission de contrôle, et je fus longuement interrogé sur les précautions utilisées pour assurer la sûreté de cette installation. Au départ, je n'ai pu m'empêcher de penser : pourquoi ces gens viennent-ils fourrer leur nez dans nos problèmes ? A l'issue de la visite, la sûreté de ZOE n'en avait peut-être pas tiré grand profit, mais en prime, certains visiteurs y avaient appris pas mal de choses, ce qui était bien normal à cette époque.» 193 Notons en passant que ce récit fait en 1978 emploie le terme «sûreté» dont l'usage ne se répandra en France qu'à partir de 1959. La réaction du chef de service est intéressante : il y avait certes peu de personnes, scientifiques ou techniciens, qui soient spécialisés en 1957 dans les techniques des piles atomiques, mais c'est une réaction typique du technicien qui n'apprécie pas qu'on mette le nez dans ses affaires et qui ne voit pas en quoi des gens moins compétents pourraient lui apporter quoi que ce soit. Ce même type de réaction explique sans doute les réticences précédentes des chefs des centres du CEA au contrôle de leurs installations par le Service de Contrôle des Radiations et de Génie Radioactif qu'avait tenté d'instaurer Francis Perrin. Mais cela témoigne certainement aussi d'une méconnaissance de la spécificité du risque atomique. Si ZOE n'est évidemment pas comparable à un gros réacteur de puissance, la réaction du technicien intervient au moment même où les Américains publient (en 1957) l'étude WASH 740, chiffrant les milliers de morts qui résulteraient d'un accident, et montrant que la sûreté nucléaire ne peut être l'affaire des seuls physiciens, chercheurs ou exploitants.

Il se trouve que ce responsable n'est autre que celui que Jacques Yvon charge, quelques mois plus tard, d'organiser la sûreté au CEA. En effet, en octobre 1958, Jean Bourgeois, qui est devenu l'adjoint d'Yvon au Département des Etudes de Piles (DEP), remplace Monsieur Robert, parti à la Direction des Applications Militaires. Monsieur Bourgeois se voit donc confier le soin de diriger le Groupe dit de «sécurité des piles». 194 La forme et l'orientation du groupe se précisent progressivement. Son caractère devient plus permanent au fur et à mesure de la constitution d'un petit noyau d'ingénieurs (ils sont trois au départ) s'occupant à plein temps des problèmes de sécurité.

Ce groupe effectue ses premiers travaux sur les réacteurs qui dépendent de la Direction de la Physique et des Piles Atomiques 195 , existants ou en projet. Fin 1958, Yvon confie à Bourgeois la mission de lui présenter un projet d'organisation de la sûreté nucléaire au CEA. Pour cela, M. Bourgeois entre en contact avec de nombreuses personnalités étrangères, en particulier MM. Clifford Beck de l'USAEC et Laurence du Canada, et avec les organismes internationaux.

Jean Bourgeois témoigne quelques années plus tard de l'intérêt des visites effectuées à l'étranger et des leçons qu'il en a tirées: «Une visite aux Etats-Unis fut très fructueuse : elle permit d'abord d'établir des rapports cordiaux avec Clifford K. Beck, responsable de la «sécurité» à l'USAEC, et ces bonnes relations allaient jouer un rôle important dans l'avenir. De plus, une moisson de renseignements intéressants avait pu être récoltée. A cette époque, les bases techniques de la sûreté étaient connues. Le risque était celui d'une dispersion accidentelle des substances radioactives produites par le réacteur, terme qui avait été substitué à celui de pile. Certaines méthodes avaient été mises au point pour prévenir ces situations, et pour en limiter les conséquences si elles se produisaient. Elles s'appliquaient aux diverses installations nucléaires de la façon suivante : à chaque stade du développement de l'installation (conception, construction et finalement exploitation), la sûreté devait être démontrée par la production d'un rapport écrit contenant, d'une part, une description détaillée de l'état de l'installation, notamment pour les parties importantes concernant la sûreté, et surtout, une étude sur l'«accident maximum possible», ou MCA (Maximum Credible Accident dans son appellation d'origine). Le résultat de cette étude devait démontrer que celui-ci était réellement le plus grave et n'entraînerait aucune perturbation à l'extérieur du site où se trouvait l'installation. La preuve pouvait être apportée par l'utilisation de codes éprouvés ou de standards reconnus. Des confirmations expérimentales étaient les bienvenues. L'autorité de sûreté jugeait alors de l'acceptabilité de l'installation.» 196

Dans cette présentation qui date de 1992, Bourgeois ne mentionne pas la contribution canadienne à la philosophie française de la sûreté, mais insiste sur l'apport britannique. Farmer deviendra le grand ami de Bourgeois, son «complice» selon des témoins. «La même visite faite au Royaume-Uni, poursuit Jean Bourgeois, a fourni des résultats analogues. A l'Atomic Energy Authority, le spécialiste de la sûreté s'appelait F.R. Farmer, déjà apprécié pour sa grande compétence. Une solide amitié s'établit rapidement entre nous et permit de fructueux échanges, d'autant plus intéressants que l'Angleterre possédait, comme nous, des réacteurs expérimentaux modérés à l'eau lourde et des réacteurs de puissance du type graphite-gaz. En ce qui concernait les réacteurs de puissance, les Britanniques avaient une nette préférence pour le graphite-gaz, dont ils maîtrisaient bien la technique. Ils commençaient leurs études d'arbres d'accidents et de probabilités associés (arbres des causes des chimistes), domaines où ils allaient devenir des spécialistes incontestés. Le fait qu'ils fussent, avec nous, les seuls utilisateurs de piles de puissance du type graphite-gaz allait en faire des partenaires privilégiés.» 197

Le résultat des visites et des travaux de Bourgeois conduisent M. Yvon à mettre en avant la nécessité de centraliser la question de la sécurité à l'échelon responsable le plus élevé du Commissariat. C'est ce qu'il confirme au Haut-Commissaire dans une note de septembre 1959, dans laquelle il soumet également un «projet d'organisation de la sûreté des installations atomiques». 198

Le terme sûreté apparaît pour la première fois de façon officielle, dans cette note d'Yvon, qui souligne pour Francis Perrin : «Vous remarquerez que le terme sûreté a été choisi de préférence au terme sécurité qui pourrait porter ambiguïté.» La raison du choix n'est malheureusement pas détaillée, mais il apparaît clairement cependant que le terme sûreté, comme le projet de centralisation et d'organisation, est le fruit des visites effectuées aux Etats-Unis et en Angleterre. En ce sens, il ne fait aucun doute que le terme «sûreté» est l'exacte traduction de l'Américain «safety».

Certains observateurs se sont interrogés sur les raisons du choix du terme «sûreté» dans le vocabulaire nucléaire, alors qu'on parle de sécurité dans le chemin de fer ou dans l'aéronautique. Le terme «sûreté» étant plus absolu, plus définitif que celui de «sécurité», ne serait-ce pas le témoignage d'une volonté consciente ou inconsciente de la part des responsables du nucléaire de masquer les risques, ou de présenter leur technique comme «sûre», confondant délibérément la démarche pour aboutir à la sûreté et le résultat, l'état «sûr» ? A l'appui de cette thèse, on peut relever que les spécialistes américains à la fin des années cinquante exigent de la part des constructeurs ce qu'ils appellent un «hazard summary report» (rapport de danger) qui a été traduit en Français par «rapport de sûreté». Les autres industries qui à la suite de l'énergie atomique rédigeront ce type de rapports parlent elles d'étude de danger ou de risque. L'optique est différente : dans le premier cas (rapport de sûreté) on met l'accent sur l'ensemble des mesures qui ont été prises à la conception pour assurer la sûreté. C'est l'état d'esprit de Jean Bourgeois, développeur lui-même en tant qu'adjoint au DEP, qui ne veut pas être seulement «gendarme». Jean Bourgeois insistera souvent par la suite sur cette vision positive de la sûreté : la maîtrise du danger passe par l'étude de l'efficacité des systèmes de protection, et le rapport doit détailler l'ensemble de ces systèmes de sûreté et apporter la preuve qu'ils sont efficaces dans différentes circonstances. Dans le deuxième cas, on étudie a posteriori le danger d'une installation existante (rapport de danger).

Le choix du CEA qui se fait à la fin des années cinquante a consisté à réserver le mot sûreté à l'aspect technique de la prévention des accidents, et le mot sécurité à l'ensemble des mesures mises en œuvre pour la protection des personnes et des biens, que ce soient les mesures de sûreté, de protection contre les agressions, de radioprotection.

Notes
190.

M. Yvon est à ce moment-là Chef du Département des Etudes de Piles.

191.

M. Robert est l'adjoint de M. Yvon au Département des Etudes de Piles, avant de rejoinde la Direction des Applications Militaires.

192.

Compte Rendu de la réunion de la CSIA du 11 février 1960. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, Boîte F5 26 55.

193.

Témoignage de Jean Bourgeois, in : Bourgeois, J., Tanguy, P., Cogné, F., Petit, J., La sûreté nucléaire en France et dans le monde, Polytechnica, Paris, 1996, p. 151.

194.

Note 9707/023 du 10.10.58 de M. Yvon.

195.

Le Département d'Etudes de Piles a en effet été inclus dans une Direction de la Physique et des Piles Atomiques. Bourgeois est l'adjoint d'Yvon à la tête de la DPPA.

196.

Bourgeois Jean, “La sûreté nucléaire”, in P.-M. de la Gorce (ed.), L’aventure de l’atome, tome 2, Flammarion, 1992, pp. 289-290.

197.

Ibid., p. 290.

198.

Note 349/023/80 du 29.9.59 du Directeur de la DPPA à Monsieur le Haut-Commissaire, dont l'objet est la :»Sûreté des installations atomiques.».