3.4.2.1. Euratom

La Communauté Européenne de l'Energie Atomique, Euratom, est issue de la relance européenne décidée par la Conférence des ministres des affaires étrangères des six pays de la Communauté Charbon-Acier à Messine en juin 1955, à la suite de l'échec de la Communauté européenne de défense. Le renom de l'énergie atomique est tel que chaque organisation internationale désire y être impliquée, et il est décidé d'ajouter à la négociation du Marché commun la mise en commun des efforts atomiques des six pays intéressés. Mais les positions nationales, malgré la jeunesse de cette technologie, sont déjà difficiles à concilier.

L'Allemagne fédérale vient seulement de recouvrer, le 5 mai 1955, le droit de procéder à des recherches atomiques civiles. L'Italie n'a qu'un embryon d'organisation et envisage d'acheter des réacteurs aux Etats-Unis, tandis que les Pays-Bas n'ont pas de véritable programme national. La Belgique est liée par ses ventes d'uranium aux pays anglo-saxons. La France «beaucoup plus avancée que ses futurs partenaires, était alors relativement isolée et seule… à manifester un réel désir d'indépendance basé sur un grand programme national mené par un organisme fortement centralisé, déjà assuré de la pleine collaboration de l'industrie privée» selon l'expression d'un dirigeant du CEA, Bertrand Goldschmidt 200 . En novembre 1956, les ministres des affaires étrangères des six pays chargent trois «Sages», Louis Armand, Franz Etzel et Francesco Giordani, d'établir un rapport. Ceux-ci mettent en avant la nécessité pour les six pays de lancer sans tarder un grand effort nucléaire pour combattre le spectre d'une pénurie d'énergie due à la trop forte dépendance des Six vis-à-vis du pétrole et du Moyen-Orient. Et ce qui alarme le plus les dirigeants français, et en particulier au CEA, lancé depuis le début dans une perspective nationaliste de développement de sa propre filière de réacteurs, les UNGG, c'est la proposition qui est faite par les sages de développer le secteur atomique européen en s'appuyant sur des importations de réacteurs en provenance des Etats-Unis. La France qui a une avance certaine sur l'ensemble des autres pays européens - la Grande-Bretagne n'ayant pas encore rejoint la communauté européenne - entend la sauvegarder. La crainte de l'hégémonie française est d'ailleurs générale parmi les autres pays, et en particulier en Allemagne, qui ont des vues bien différentes de celles de la France sur le rôle de l'entreprise nucléaire commune, beaucoup d'entre eux axant leur développement sur des accords de coopération avec les Etats-Unis.

Les six ministres des affaires étrangères signent le traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) le 25 mars 1957. Il entre en application le 1er janvier 1958. Un programme de coopération entre les Etats-Unis et Euratom est signé en 1958. Les Etats-Unis s'engagent à livrer l'uranium enrichi nécessaire au vaste programme prévu de construction de 15 000 MW en dix ans. Euratom va ainsi faire fonction de Cheval de Troie 201 pour les réacteurs à eau légère développés aux Etats-Unis autour de ces mêmes années. C'est ainsi que General Electric remporte en 1958 le marché d'une centrale à eau bouillante de 150 MWe à Garigliano, tandis que son concurrent Westinghouse obtient le contrat pour une centrale à eau pressurisée à Trino Vercellese, également en Italie. En 1960, Westinghouse remporte un autre contrat pour une centrale de 240 MW à Chooz dans les Ardennes, côté français, pour le compte d'une société franco-belge. General Electric obtient sa revanche en vendant une de ses centrales pour le site de Grundremmingen en Allemagne en 1962. Les tentatives de la France pour réorienter la politique d'Euratom afin de promouvoir la technologie graphite-gaz deviendront de plus en plus illusoires, ce qui expliquera l'attitude sans cesse plus négative et oppositionnelle du CEA à l'égard d'Euratom.

Le dépit des responsables français du CEA peut être d'autant plus compréhensible que les réacteurs américains présentés comme éprouvés, à la fois fiables et compétitifs, ne sont que des prototypes, et que c'est l'Europe qui «essuie les plâtres» 202 .

L'enjeu des discussions dans les organismes internationaux est donc de taille, d'autant plus qu'ils édictent des normes. Pour reprendre l'exemple d'Euratom, plusieurs articles du traité imposent un certain nombre d'obligations aux pays signataires. L'article 17 des directives prévoit que chaque Etat membre doit prendre des mesures de surveillance, d'inspection et d'intervention en cas d'accident, directives qui doivent avoir force de loi en France. Au paragraphe 3 on peut lire :

‘«La surveillance doit comprendre l'examen et le contrôle des dispositifs de protection ainsi que les déterminations des doses à effectuer pour la protection de la population.
a) L'examen et le contrôle des dispositifs de protection entre autres :
1. L'examen et l'approbation préalable des projets d'installation comportant un danger d'irradiation et des projets d'implantation du site dans le territoire;
2. La réception des nouvelles installations en ce qui concerne la protection contre toute irradiation ou contamination susceptible de déborder l'enceinte de l'établissement, compte tenu des conditions démographiques, météorologiques, géologiques et hydrologiques;
3. La vérification de l'efficacité des dispositifs techniques de protection;
4. La réception du point de vue du contrôle physique des installations de mesure de l'irradiation et de la contamination;
5. La vérification du bon état de fonctionnement des instruments de mesure et de leur emploi correct.»’

Si les deux derniers points sont plus du domaine de la protection des travailleurs, les trois premiers sont directement du ressort de ce qu'on appelle dans le monde anglo-saxon la sûreté nucléaire. L'article 37 prévoit également un droit de contrôle des pays membres sur les installations de leurs voisins susceptibles d'avoir des répercussions sur leur territoire. 203

Notes
200.

Bertrand Goldschmidt, l'aventure atomique, Fayard, 1962, p. 129.

201.

Cf. Bupp, I. C., Derian, J. -C., Light Water. How the Nuclear Dream Dissolved, Basic Books, New York, 1978, pp. 15-42.

202.

Selon une expression d'un cadre du CEA : Jean Bussac, «Des réacteurs nucléaires pour la production d'énergie», in P. -M. de la Gorce, L'aventure de l'atome, Flammarion, 1992. p. 181.

203.

L'application de la procédure prévue à l'article 37 du traité de Rome fera l'objet de «difficultés» lors de l'examen de la sûreté de la centrale EDF1 en 1963, ce dont témoigne un ingénieur d'EDF : «La procédure souleva quelques difficultés car les membres de la Commission article 37, dont les pays pour la plupart n'avaient pas encore de centrale nucléaire en service, voulaient débattre de la sûreté de Chinon A1 alors que suivant l'interprétation de l'article 37 par les autorités françaises, la commission n'avait à s'intéresser qu'aux effluents radioactifs éventuels de la centrale pouvant atteindre le pays européen le plus proche.» Lamiral, op. cit., p. 291.