3.4.3. Le projet d'organisation de la sûreté au sein du CEA : la Commission de Sûreté des Installations Atomiques

Le projet que lui a remis Bourgeois est présenté par Yvon à Francis Perrin en septembre 1959. Intitulé «Sûreté des installations atomiques» 210 , il comprend quatre parties définissant tout d'abord l'importance des questions de sûreté pour le CEA, les domaines couverts par la sûreté, les tâches et enfin les moyens de l'organisme de sûreté.

‘«1) La sûreté des installations atomiques conditionne avec une telle ampleur la vie des personnes et l'intégrité des biens qu'elle doit être centralisée à l'échelon responsable le plus élevé du Commissariat à l'Energie Atomique.
Mettant en jeu la compétence et les attributions de la plupart des Directeurs du C.E.A., elle nécessite d'être considérée au sein d'un organisme inter-directions, où chacun puisse faire valoir ses vues avant d'accepter de se plier aux règles d'intérêt général (souligné par nous) que ne peut manquer d'imposer la recherche de la sûreté. «

L'institution d'un «Comité de Sûreté des installations atomiques» dépendant directement du Haut-Commissaire et rassemblant plusieurs Directeurs est donc souhaitable.»’

Il faut souligner ce point, la sûreté est présentée comme l'intérêt général, Il semble nécessaire de faire comprendre aux différents directeurs que ce n'est pas la marotte de certains, qu'il ne s'agit pas là d'une bureaucratie inutile qui vient se mêler de ce qui ne la regarde pas, mais qu'il y a un danger réel, particulier, nouveau, et qu'un accident mettrait en cause le développement global du programme atomique. Relevons aussi qu'il s'agit de créer un organisme inter-directions où l'on discute entre experts compétents des différentes parties. Le caractère prototypique de cette organisation est à souligner : ces mêmes principes seront à la base du fonctionnement de l'expertise de la sûreté nucléaire en France pendant plusieurs décennie. A cela rien d'étonnant puisque c'est le CEA, d'après ces principes, qui va modeler la future organisation nationale de la sûreté nucléaire.

‘«2) La sûreté des installations soulève des problèmes multiples que l'on peut classer comme suit :
a) sûreté des installations de tous ordres à l'encontre du rassemblement intempestif d'une masse critique.
b) sûreté des piles à l'encontre de tout incident nucléaire ou mécanique de nature à entraîner une production non contrôlée et dangereuse de radioactivité.
c) choix des sites atomiques en vue de réduire à un minimum acceptable les conséquences sur les personnes et les biens d'une défaillance d'installation. «’

Les thèmes et l'ordre dans lequel ils sont abordés correspondent bien aux priorités du moment : c'est tout d'abord le danger de criticalité (le rassemblement intempestif d'une masse critique), avant la sûreté des piles et le choix des sites. Au cours des années 50, le travail de laboratoire, le maniement de matières fissiles dans les mines ou lors de la fabrication de combustibles sont considérés comme les principaux dangers. Avec le développement des piles, c'est la sécurité de la machine qui prend le dessus. La future organisation modifiera cet ordre en donnant la priorité à la sûreté des piles, devant le danger de criticalité.

‘«3) Le Comité de sûreté a pour tâches essentielles :
- de délivrer les licences de construction des piles et des installations sur présentation du projet.
- de délivrer les licences d'exploitation des piles et des installations au moment de leur mise en service.
- d'officialiser, en liaison avec les organismes internationaux qualifiés, les normes de sûreté, chaque fois que celles-ci pourront être définies.
- de s'assurer de la conformité des réalisations aux licences délivrées.’ ‘4) Le Comité de sûreté dispose pour réaliser ces tâches :
- de sous-comités spécialisés inter-Directions […]
- d'une commission de contrôle composée d'experts choisis parmi le personnel à la disposition du sous-comité correspondant et agissant sur ordre du Comité. Cette commission a le pouvoir de suspendre, jusqu'à décision du Comité, toute activité jugée contraire à la sûreté. La commission de contrôle pourra ultérieurement être constituée en service rattaché au Haut-Commissaire.»’

Cette commission de contrôle prévue dès 1960 ne sera mise sur pied que plusieurs années plus tard, en 1967, le système d'inspection demandant de mobiliser des effectifs qui a priori ne peuvent pas être enlevés à la recherche proprement dite. 211

Le projet d'organisation et d'organigramme en annexe est envoyé à chacune des Directions du CEA le 1er octobre 1959. Les réactions des directeurs de département et les modifications qu'ils proposent permettent d'apprécier l'état d'esprit de ces responsables, de cerner comment ils envisagent le risque nucléaire et le besoin de sûreté.

L'un d'entre eux, probablement le chef du SCRGR, service qui doit être prochainement réorganisé, dans une note à Baïssas, chef de cabinet du Haut-Commissaire, insiste sur les dispositions du Traité Euratom relatives à la protection sanitaire qui «doivent avoir force de loi en France». Il constate que le présent projet de la Direction de la Physique des Piles Atomiques est conforme à l'article 17 des directives d'Euratom. Et dans la droite ligne des objectifs d'Yvon et de Perrin, il insiste sur le caractère pilote de cette organisation : «Bien qu'il ne s'agisse, pour le moment, que d'une organisation interne au Commissariat à l'Energie Atomique, il paraît très important que sa mise sur pied soit effectuée promptement, d'une part pour des raisons de sécurité des installations, d'autre part pour que les Comités et Sous-Comités prévus puissent servir de noyau à l'organisation nationale, qu'il sera nécessaire de créer dans un délai relativement bref, pour toutes les installations réalisées en France, qu'il s'agisse d'installations appartenant au Commissariat, à l'E.D.F. ou, éventuellement, à des entreprises privées.» 212

A la tête de la Direction Industrielle (DI), Pierre Taranger, qui avait été responsable de la construction du centre de Marcoule, formule quatre remarques, toutes importantes : il exprime son accord avec la nécessité de centraliser la question de la sûreté à l'échelon le plus élevé du CEA, mais s'interroge dans le deuxième point : «Le but à atteindre étant «la sauvegarde de la vie des personnes et de l'intégrité des biens» je comprends que ce dernier terme s'applique aux biens extérieurs aux installations, les avaries dont les conséquences sont purement internes étant exclues en principe du domaine envisagé. Est-ce votre intention ?» Taranger semble vouloir réserver son domaine de toute immixtion. Comme en réponse, le chapitre «Sûreté des installations atomiques» du cours 213 de Génie atomique, publié l'année suivante, est très clair sur ce point : «La sûreté comprend celle des personnes et celle des biens y compris les installations atomiques elles-mêmes.» La question de l'attribution des responsabilités en cas d'accident pose en fait le problème de la définition de la sûreté, c'est-à-dire de l'importance du risque. Des incidents ou même des accidents aux conséquences purement internes sont importants pour la sûreté, comme indices pour ce qu'on appelle aujourd'hui le retour d'expérience, ce que ne semble pas mesurer Taranger. Sa dernière remarque porte sur la forme : «Le CEA réservant généralement le terme de «comité» aux organismes comprenant des membres extérieurs, je crois préférable d'appeler «commission» et «sous-commissions» les organismes intérieurs au CEA dont vous envisagez la création.» 214

Le projet remanié remplace effectivement le terme «comité» par «commission». Conformément à une troisième remarque de Taranger, la présidence de la Sous-Commission des Masses Critiques est remise à un membre de la Direction de la Physique et des Piles Atomiques (et non de la Direction Industrielle). 215

Tout ce travail aboutit à la création d'une Commission de Sûreté des Installations Atomiques (CSIA) au sein du CEA. Elle est annoncée par une note d'instruction générale 216 signée du Haut-Commissaire Francis Perrin et de l'Administrateur Général Pierre Couture, datée du 27 janvier 1960.

Créée au 1er janvier 1960, la Commission est effectivement centralisée à l'échelon responsable le plus élevé du Commissariat puisqu'elle relève directement du Haut-Commissaire en personne. Dans l'énoncé des missions, qui reprend les quatre points du projet d'Yvon (dans un autre ordre), une modification apparaît : on n'insiste plus en préambule sur la nécessité «de se plier aux règles d'intérêt général». Une formulation plus diplomatique et consensuelle la remplace puisqu'il s'agit «de faire étudier toutes les mesures nécessaires à l'obtention dans le domaine des radiations d'une sûreté aussi parfaite que possible». Aucune règle n'est fixée, le niveau de sûreté ce sera forcément le fruit d'une discussion, d'un dialogue entre parties. Tout est dans le «possible» : l'adjectif parfait peut donner le sentiment d'une grande contrainte imposée, mais immédiatement tempérée par l'aspect «possible». La question des critères est posée : le «possible» sera-t-il fonction de l'état de la technique, du coût des mesures à prendre, des délais, des impératifs de production ?

La Commission est présidée par le Haut-Commissaire en personne. Sont membres de la Commission, le Directeur des Applications Militaires, le Directeur Industriel, le Directeur des Matériaux et Combustibles Nucléaires, le Directeur de la Physique et des Piles Atomiques, le Directeur du Cabinet du Haut-Commissaire qui assure le secrétariat. Occasionnellement sera également membre de la Commission le Chef du Centre où se trouve une installation soumise à examen. La Commission dispose de sous-commissions spécialisées, inter-directions, présidées par un membre de la Direction ou du service le plus directement intéressé en la matière.

Deux notes de service signées du Haut-Commissaire, annoncent la mise en place des deux premières sous-commissions : la Sous-Commission de Sûreté des Piles et la Sous-Commission des Masses Critiques. Ceci indique l'ordre d'importance des risques tels qu'ils sont désormais perçus : tout d'abord le risque d'accident de réacteur, ensuite le risque de criticalité ou criticité.

Notes
210.

Projet daté du 24/09/1959, annexé à une Note de la DPPA N°349/023 en date du 3.11.1959. Archives CEA.

211.

D'après un entretien avec Jean Rastoin.

212.

Note du 12.9.59, intitulée «A l'attention de M. Baïssas», ayant pour objet l'«Organisation de la Protection au Commissariat à l'Energie Atomique». Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F2 05 19.

213.

Voir plus loin, Vathaire signe le chapitre XI du Cours de Génie Atomique, intitulé «Sûreté des installations atomiques», Volume I, Section C, publié en 1960.

Ce Cours de Génie atomique, professé dans le cadre de l'Institut National des Sciences et Techniques Nucléaires (INSTN) est la voie officielle du CEA, puisque c'est à cette école que tous les ingénieurs, à partir de 1956, sont formés à cette nouvelle discipline de l'ingénieur , le «génie atomique». Les plus grands noms du CEA rédigent ce cours, révisé chaque année. François de Vathaire, principal adjoint de Bourgeois et en ce sens porte-parole des intentions d'Yvon, assure le cours sur la «Sûreté des Installations atomiques»; une copie du chapitre consacré à la sûreté est présente dans les documents du Haut-Commissaire, qui souhaitait certainement de plus amples informations sur le sujet. Elle a été envoyée à son Cabinet début janvier 1960.

214.

Pierre Taranger, note DI.66 du 10.10.59. Archives CEA.

215.

Note DPPA 466/023 du 3.11.59. Archives CEA.

216.

Note de Service N° C 278. Instruction Générale. 27 janvier 1960. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F2 05 19.