3.4.4.2. Jean Bourgeois

Qui sont les personnalités nommées à la tête de cette sous-commission de sûreté des piles, et quel est en particulier le parcours de celui qu'invariablement on considère comme le «père de la sûreté» en France, Jean Bourgeois?

Il faut remarquer avant toute chose que Bourgeois et son noyau d'ingénieurs sont des hommes de l'ombre, dans la mesure où ils accomplissent leur travail loin des projecteurs. Bien qu'ayant occupé de hautes responsabilités au sein du Commissariat, Jean Bourgeois reste mal connu. Ne subsiste de lui que le fruit de son travail et de ses réflexions, la sûreté telle qu'elle existe dans le fond actuellement. C'est lui et ses hommes qui en ont défini les principes, les méthodes et les structures. Mais cette remarque est vraie plus généralement pour la plupart de ces grands ingénieurs du CEA : si les noms des grands héros sont connus de tous - en fait essentiellement les grands scientifiques comme Joliot, Kowarski, Auger, Perrin, Goldschmidt, Guéron… - on ignore presque tout des chevilles ouvrières, cette deuxième génération d'hommes, rentrés au CEA au début des années cinquante, et qui vont transformer la possibilité théorique que constitue la fission des noyaux d'uranium en réalité expérimentale et industrielle.

Jean Bourgeois, Cliché CEA
Jean Bourgeois, Cliché CEA

Jean Bourgeois est né en 1914. Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1935), il passe toute la guerre dans l'armée, à la Légion, puis est fait prisonnier et déporté en Allemagne. Il reprend les études à la fin de la guerre et obtient le diplôme d'ingénieur de l'Ecole Supérieure d'Electricité en 1947. Il rentre au CEA en 1950 au Service de la Pile de Châtillon, ZOE, puis rejoint le Département d'Etudes de Piles sous la houlette de Jacques Yvon. Chef de Service de la Pile de Châtillon en 1954, M. Bourgeois est en particulier responsable des études et recherches de protection des réacteurs, c'est-à-dire des études théoriques et expérimentales concernant le comportement des rayonnements dans les blindages de pile. Jean Bourgeois développe ainsi la première étude de protection de pile, à Zoé, puis sur la pile Triton, qui lui est confiée dans le même but. 220 En 1958 Jean Bourgeois devient adjoint d'Yvon, alors Chef du Département d'Etudes des Piles (DEP). Avec la réorganisation du CEA en mai 1959, est créée une nouvelle Direction, la Direction de la Physique et des Piles Atomiques sous la direction d'Yvon. Bourgeois est l'adjoint du Directeur, avec pour tâche particulière la mise sur pied d'une organisation spécialement consacrée à la sécurité des piles. En 1962, alors qu'Horowitz prend la tête de la DPPA, Jean Bourgeois devient chef du Département d'Etudes de Piles (DEP). Tout au long des années soixante, Bourgeois est donc à la fois le chef du Département phare du CEA pour le développement des réacteurs (le DEP), et président de la sous-commission de sûreté des piles créée au début de l'année 1960. En 1970, il crée un Département de Sûreté Nucléaire (DSN) au CEA dont il est nommé Directeur, avant de fonder en 1976 l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN). Il met un terme à ses activités professionnelles en 1978.

Au-delà même de ses compétences techniques, les témoins interrogés mettent tous l'accent sur les qualités humaines de Jean Bourgeois. Ses deux successeurs directs, auxquels selon leurs dires il a tout enseigné en matière de sûreté, lui rendent ainsi hommage à l'annonce de son décès en 1992 : «Chef du Département des Etudes de Piles en 1963, il a orienté et dirigé les travaux des équipes qui ont développé les différentes filières de réacteurs dans les années soixante : son intérêt passionné pour les problèmes techniques, sa faculté d'analyse alliés à une écoute attentive et compréhensive des hommes, ont fait de lui un véritable catalyseur de l'évolution scientifique et technique des projets de réacteurs. Si Jean Bourgeois a joué un rôle majeur dans la prise en compte de la sûreté en France, c'est parce qu'il a été d'abord un des meilleurs connaisseurs des techniques nucléaires et des nécessités du développement dans ce domaine.» 221 Mais ses fils spirituels ne sont pas les seuls à faire l'éloge des qualités techniques et humaines de Jean Bourgeois : «un homme de raison, et c'est un grand compliment, qui s'occupait de la sécurité réelle» selon un Directeur de l'Equipement à EDF. Du côté de l'administration, un ingénieur des Mines qui a fait sa connaissance en 1979 reconnaît «son autorité morale et sa fiabilité de jugement sur les installations». A ses yeux, «Monsieur Bourgeois a été LA personne qui au CEA, a construit la logique des démonstrations de sûreté nucléaire.»

Il faut insister ici sur cet aspect de construction logique de la sûreté. 222 S'il est devenu à la mode de dire que la sûreté absolue ou le risque nul n'existent pas, cela signifie plus fondamentalement qu'il est essentiel de trouver la logique qui permet de dire qu'il faut prendre telle mesure, que dans tel domaine il faut aller plus loin dans la sûreté, et puis qu'à tel moment on considère que le niveau de sûreté est acceptable. Il faut donc construire une doctrine, une logique qui définisse ce qu'il y a à faire et qui permette de décider à quel moment le but est atteint. Cette construction logique de la sûreté a été faite dans le nucléaire en grande partie par Jean Bourgeois.

En plus, on reconnaît à Jean Bourgeois une approche très saine de l'aspect humain de la sûreté nucléaire : «Bourgeois s'est toujours refusé à accabler les exploitants en cas d'accident, évitant la condamnation trop facile des seuls opérateurs qui n'ont pas respecté les règles» 223 . Jean Bourgeois préférait mettre l'accent sur la vulnérabilité de l'installation. Il considérait qu'une installation qui était vulnérable à un non-respect des règles était une mauvaise installation. Un dernier témoignage d'un ancien responsable du CEA, puis haut-fonctionnaire pour les questions nucléaires, puis vice-président de Framatome, résume certainement l'opinion de nombreux «nucléaristes», qu'ils aient eu, côté industrie, à soumettre leur installation à l'examen de Bourgeois ou qu'ils aient dû se reposer sur son jugement pour accorder leur autorisation côté administration : «Le CEA eut le mérite - et la chance - de pouvoir très tôt confier cette mission de limitation des risques, donc de sûreté, à un homme aussi sage que réaliste, Jean Bourgeois. On ne saurait trop souligner le rôle déterminant de M. Bourgeois. A l'époque où, de manière assez paradoxale, les Américains allaient sombrer dans une réglementation tatillonne à la française, réglementation qui allait faire le bonheur des juristes au détriment des ingénieurs, Bourgeois imposa un style d'analyses et de décisions collant tout simplement à la réalité de la matière et des hommes, bref, au sens français, un style très américain. La chance voulut encore que Bourgeois formât de brillants disciples qui lui succédèrent, Tanguy, Cogné et, plus brièvement Rastoin.» 224

On peut dire que l'œuvre de sa vie a bien été la sûreté des réacteurs nucléaires : poussé dans cette voie par Jacques Yvon, le premier à s'être intéressé à ces problèmes, Bourgeois fera porter l'essentiel de ses efforts sur la sûreté. Alors même qu'il est chef du Département d'Etudes de Piles, son principal souci restera le petit groupe qu'il a formé 225 , le Groupe Technique de Sûreté des Piles (GTSP), premier noyau permanent de spécialistes de sûreté.

Notes
220.

Entretien avec Georges Vendryes et Jean Bussac, 19/04/99.

221.

Texte à la mémoire de Jean Bourgeois écrit par MM. François Cogné et Pierre Tanguy, dans la partie Actualités de la Revue Générale Nucléaire de mars-avril 1992, p 167, intitulé «Pionnier de la Sûreté nucléaire, Jean Bourgeois nous a quittés».

222.

D'après un entretien avec Michel Lavérie.

223.

Ibid.

224.

Girard, Yves, Un neutron entre les dents, Editions Rive Droite, Paris, 1997, p. 144. Citons la fin du raisonnement de cet ingénieur responsable dans divers organismes de la promotion de l'énergie nucléaire, dont le style est si caractéristique de cette communauté : «Cette chance ne survécut pas au jour où il fut décidé que la sûreté atomique n'était plus une affaire technique mais une affaire politique.»

225.

Entretien avec Jean Bussac, 19/04/99.