3.4.4.4. Le premier cours sur la «Sûreté» pour les ingénieurs en Génie Atomique

Comme indiqué plus haut, c'est François de Vathaire qui signe dans le Cours de Génie Atomique le chapitre sur la sûreté des installations atomiques. 230 Le cours de 1960 dont il a envoyé copie au Haut-Commissaire au tout début de l'année est très instructif : c'est un résumé, un état des lieux de ce qui se fait à ce moment-là aux Etats-Unis en matière de sûreté. Par contre, apparaît l'exposé des barrières comme méthode d'analyse de la sûreté, dont on a vu l'inspiration britannique. A cet égard la bibliographie de l'article est révélatrice : sur 29 références, 27 sont américaines, 2 anglaises, aucune française, alors que cette bibliographie est ainsi introduite : «voici quelques exemples d'études de sûreté pour différents types de piles.» Ceci indique clairement qu'à cette époque la France n'a procédé à aucune étude de sûreté proprement dite, ou aucune étude digne d'être citée en référence.

L'introduction de ce cours s'ouvre sur un discours qui deviendra classique, arguant, en résumé, que d'autres industries sont aussi dangereuses que l'énergie atomique mais que dans ce domaine, les ingénieurs sont obligés d'être plus prudents. Les raisons de ce surcroît de prudence sont finalement étrangères au risque atomique, elles proviennent de la subjectivité de sa perception en dehors du milieu. Au passage, on retrouve quasiment mot pour mot l'introduction de la communication des Britanniques Marley et Fry à Genève en 1955. On ne peut que noter l'impressionnante permanence du discours depuis ces années-là :

‘«Les installations atomiques posent des problèmes de sûreté qui sont dans leur ensemble du même ordre de grandeur que ceux posés par certaines installations classiques. C'est ainsi que l'explosion dans un grand port d'un navire chargé de munitions ou d'essence, ou l'incendie d'un dépôt de gaz asphyxiants au milieu d'une ville, peuvent entraîner autant de morts, de maladies incurables ou de dégâts matériels qu'un grave incident nucléaire sur un navire ou une centrale atomique. Cependant, certains facteurs conduisent à attacher à la sûreté en matière atomique une importance encore plus grande qu'en matière classique : d'abord les répercussions psychologiques d'accidents nucléaires peuvent être plus grandes étant donné la sensibilité des opinions publiques en ce domaine. «’

Il faut préciser que les installations atomiques du début des années soixante ont encore une puissance limitée : G1 offre 7MWe, G2 et G3 délivrent 40MWe. La quantité de poison contenue dans ces piles est encore limitée. Dix ans plus tard, les projets de centrale à eau légère proposeront des puissances de 900 puis 1300 MWe. La remarque de Vathaire sur la «sensibilité des opinions publiques» est plus surprenante. Il semble qu'à cette date l'énergie atomique est plutôt bien vue de l'opinion publique en France, mais également aux Etats-Unis : par exemple, le Bulletin of The Atomic Scientists, revue des scientifiques américains préoccupés par les conséquences pour l'humanité des applications de l'atome, s'inquiète à cette époque essentiellement du problème du désarmement et pas du tout des centrales atomiques et de leurs risques. La contestation nucléaire ne débute aux Etats-Unis qu'à partir de 1965 avec la construction des réacteurs en Californie en zone à forte sismicité. C'est sans doute la crainte des armes atomiques qui est évoquée ici. En tout cas, les responsables de la sûreté nucléaire sont conscients qu'on les guette au tournant, même si pour l'instant aucune inquiétude ne s'est exprimée dans l'opinion publique. On est conscient du fait qu'un accident ayant des conséquences graves pourrait mettre un frein voire un terme au développement de l'énergie atomique. L'exigence de sûreté est un impératif dans cette phase de démarrage pour ancrer l'acceptation par le public de cette nouvelle industrie. Vathaire ajoute une autre considération, de politique internationale cette fois : un accident pourrait avoir les implications internationales «très étendues», c'est le cas des réacteurs construits auprès des frontières, ou des visites dans les ports de navires étrangers. Un dernier point est mentionné, le peu d'expérience en matière d'accidents nucléaires graves, qui conduit «à une grande prudence.»

Le premier chapitre du cours met souligne l'étendue des problèmes de sûreté posés par les installations atomiques : en premier lieu sont mentionnés les dangers des piles de recherche et de puissance et la nécessité d'étudier les problèmes de neutronique et de protection contre les radiations, puis viennent les problèmes d'essais de matériaux, d'enceintes et de refroidissement de secours. Sont ensuite traités les risques de criticalité pour les usines et les stockages, puis les aspects particuliers que constituent les navires à propulsion atomique, et enfin le choix des sites, la responsabilité civile et la protection financière en cas d'accidents nucléaires. Le deuxième chapitre du cours insiste sur la «nécessité d'organiser l'étude et le contrôle de la sûreté des installations atomiques».

Une première division du travail a été effectuée : certains ingénieurs se spécialisent dans le domaine de la sûreté, deviennent permanents d'une nouvelle discipline. Ils doivent justifier leur activité, convaincre les développeurs de son importance, ce qui explique l'accent mis sur la «nécessité d'organiser l'étude et le contrôle». Cela montre également que les préoccupations de sûreté proviennent du sein-même des techniciens qui au sein du Commissariat sont chargés de la promotion de l'énergie atomique. 231

Le cours de Vathaire énonce de façon plus développée que dans les projets de création de la Commission les principes d'organisation de la sûreté. L'idée qu'elle est l'intérêt commun est à nouveau affirmée. La méthode de travail et l'objectif sont proposés, il s'agit d'aboutir à un accord entre les différentes parties : «La définition des règles de sûreté doit provenir de l'échelon le plus élevé. L'organisme chargé de les définir doit être de nature collégiale pour être mieux représentatif des différents intérêts en jeu, intérêts qui peuvent être contradictoires, mais qui doivent finalement se mettre d'accord dans l'intérêt commun. Il doit disposer de pouvoirs effectifs, tels que le droit de délivrer les autorisations de construction et de démarrage, d'édicter les normes de sécurité etc... Il doit enfin disposer d'experts distincts des constructeurs et capables de contrôler les différentes phases du projet, de la construction et de l'exploitation.» 232 Cet organisme devra alors recevoir des constructeurs un rapport préliminaire portant sur l'avant-projet, puis un rapport complet, et provoquera des inspections.

Le troisième paragraphe présente le contenu type d'une étude de la sûreté des piles sous l'optique des centrales nucléaires de puissance. Cette étude passe par une étude du site, (densité de population, considérations météorologiques, considérations sismologiques, hydrologiques et géologiques, nécessité de zones de servitude de plusieurs centaines de mètres autour des réacteurs), une description de l'installation au regard des parties pouvant intervenir dans la sûreté, une description des données nucléaires et thermiques, des essais de réception et des règles de fonctionnement. L'étude de sûreté doit aussi mettre en évidence les facteurs de sûreté, qu'ils soient intrinsèques (coefficient de température du modérateur et le coefficient de vide, le coefficient négatif de température du combustible) ou «réalisés dans le projet». Ces derniers sont matérialisés par trois barrières en série qui séparent les poisons de l'environnement extérieur : ce sont successivement la gaine du combustible, le circuit primaire, l'enceinte extérieure éventuelle. Les risques doivent être étudiés non seulement en fonctionnement normal (la protection biologique est du ressort du SCRGR) mais aussi dans les situations accidentelles. On peut voir dans cette dernière remarque l'un des enseignements tiré de l'accident de Windscale : les capteurs de température étaient positionnés dans les régions les plus chaudes au cours des opérations normales, mais ces régions n'étaient pas celles des températures maxima pendant la libération de l'énergie Wigner. Ceci explique que l'opérateur de la pile n'avait pas su que l'uranium était plus chaud que ne l'indiquaient les lectures de températures qu'il faisait. Il avait ainsi procédé au second chauffage nucléaire qui provoqua une surchauffe de l'uranium et l'incendie des cartouches.

Le cours se termine sur l'évaluation des risques accidentels, «une des parties les plus importantes et les plus délicates du projet». Suit une définition de cette évaluation, reprenant le concept américain d'accident maximum crédible : «Elle consiste à passer en revue toutes les avaries possibles, même peu probables, et à évaluer dans chaque cas les dégâts entraînés pour l'installation et le personnel, ainsi que pour les personnes et les biens extérieurs. Ces évaluations doivent être faites sur des bases raisonnablement pessimistes. L'accident le plus grave est souvent appelé «l'accident maximum prévisible» (the maximum credible accident).» 233 Les références en matière de dose sont encore américaines. A la place du «on» il faut presque lire «Aux Etats-Unis» : «On exige de l'installation qu'elle soit conçue de façon à ce que l'accident maximum prévisible n'entraîne pas, pour les populations extérieures, une dose intégrée excessive (25 rem peut être pris pour les calculs) [25 rem «whole body» est la référence utilisée aux Etats-Unis], ceci dans des conditions météorologiques pessimistes. Suivant les résultats des évaluations faites, une enceinte extérieure peut s'imposer ou non Ces principes sont suivis d'une liste des principaux accidents possibles et des moyens à mettre en œuvre pour en limiter les conséquences. Ces accidents sont, par ordre d'importance, la rupture du circuit primaire, l'arrêt des pompes, la perte de source froide, l'excursion de puissance à froid, l'excursion de puissance en marche normale…

Une spécificité apparaît ici dans la méthodologie d'analyse de la sûreté des installations nucléaires en France : celle-ci passe par l'étude de différentes barrières s'opposant à la sortie de produits radioactifs de l'installation. Ce concept des barrières était évoqué dans le texte de l'Anglais Farmer présenté à Genève en 1958, mais non systématisé comme c'est le cas en France à partir de cette époque. Les successeurs de Bourgeois racontent dans leur livre comment serait né ce concept des barrières :

«C'est un long séjour dans les camps de prisonniers qui donna à Jean Bourgeois l'idée d'utiliser des barrières pour contenir et contrôler les produits dangereux engendrés dans les installations nucléaires et de déduire de l'analyse de leur comportement en circonstances accidentelles, la justification de la protection que celles-ci offraient. Dans un camp, le problème est d'empêcher des sujets jugés dangereux de s'égarer dans les campagnes environnantes et, manifestement, les méthodes employées outre-Rhin, n'étaient pas mauvaises, du moins de ce point de vue :
- Un obstacle sérieux (deux mètres de haut, deux de large et, entre les deux, un réseau de barbelés). Comme disent les militaires cet obstacle était battu par le feu; miradors protégés et munis de mitrailleuses; sentinelles patrouillant le long de l'obstacle.
- L'accès à cet obstacle était interdit par un simple fil de fer tendu à une dizaine de centimètres du sol et quiconque franchissait ce fil de fer situé à cinq mètres du réseau de barbelés était abattu sans sommation.
Et voilà comment fut proposée la théorie des barrières : la barrière devait constituer un obstacle et être maintenue intacte par des dispositifs agissant en ultime secours; l'accès de la barrière devait être surveillé et protégé par une marge de sécurité, toute entrée dans cette marge devant être détectée et déclencher une action.»
234

Cette méthode des barrières est souvent illustrée par l'image des poupées russes. Mise au point pour les réacteurs de la filière graphite-gaz, elle sera utilisée par la suite sur les réacteurs à eau légère.

Notes
230.

De Vathaire, F., «Sûreté des installations atomiques», Génie Atomique, Volume I, Section C, Bibliothèque des sciences et techniques nucléaires, PUF, 1960, 22 pages.

Dans le cours de Génie Atomique, Jean Bourgeois signe le chapitre sur le calcul des protections : Cf. Jean Bourgeois, «Calcul des protections des réacteurs», Génie Atomique, Tome 1, (ed. 1963), CXI, Bibliothèque des sciences et techniques nucléaires, PUF, 65p.

231.

Un physicien théoricien du CEA, à ce titre observateur de ce que faisaient ses collègues du secteur «réacteurs», se souvient de l'accent mis sur la sûreté par ses collègues : «Une chose dont je puis témoigner et dont je suis sûr, c'est que quand j'entends dire que si il n'y avait pas eu des protestations de l'extérieur, le CEA n'aurait rien fait, ce n'est pas vrai. Les préoccupations étaient présentes partout. Tout le monde était très sensible à ces questions, beaucoup plus que dans l'industrie chimique, ça on le voyait.» Est-ce dû à une habitude de quantifier plus développée chez les gens de la physique nucléaire ?» C'est une première hypothèse, suivie d'une deuxième : «le danger des radiations est très facile à mesurer alors que la toxicité des produits chimiques l'est moins. En tout cas c'était frappant la différence de préoccupation entre les deux domaines. Ca nous a toujours frappés; ce niveau de sûreté beaucoup plus fort dans le nucléaire, mais même vis à vis des pollutions diverses. «

Entretien téléphonique avec A. Messiah, 25/3/99.

232.

De Vathaire, F., «Sûreté…», op. cit. Soulignés par nous.

233.

Ibid.

234.

Jean Bourgeois, Pierre Tanguy, François Cogné, Jean Petit, La sûrete nucleaire en France et dans le monde, Polytechnica, Paris, 1996, p. 154.