3.4.4.5. L'organisation de la sûreté au CEA

Un deuxième texte fondateur 235 , daté de Juin 1961, permet de préciser encore les conceptions des précurseurs français en matière de sûreté. Intitulé «Procédure administrative utilisée en France pour l'obtention des licences d'exploitation de piles», il est signé par Jean Bourgeois et François de Vathaire. Comme il est d'ailleurs rappelé en introduction, à cette date, il s'agit de l'organisation de la Sûreté au Commissariat à l'Energie Atomique, qui est le seul en France à posséder des piles atomiques. Mais ce texte est au plus haut point intéressant car l'élaboration d'une réglementation nationale est en cours, et elle s'inspire de l'organisation du CEA.

Dans une première partie consacrée aux principes d'organisation de la sûreté, les auteurs rappellent que ces principes «s'inspirent» des exemples Anglais et Américains. Suit le détail de ces principes, dont on peut citer de larges extraits, tant ils jettent les fondements de ce que sera l'organisation de la sûreté en France, même lorsque d'autres acteurs que le CEA seront impliqués dans les affaires nucléaires.

«Il est demandé au constructeur de toute pile d'effectuer une étude des accidents prévisibles et de démontrer que, dans les pires hypothèses envisageables raisonnablement et compte tenu des dispositions de sécurité prises dans la construction, les dangers restent dans des limites acceptables.» La référence aux débats qui ont eu lieu aux Etats-Unis est très claire : c'est la question longuement débattue Outre-Atlantique du compromis à trouver entre l'éloignement des sites et les «engineered safeguards», ce que les auteurs appellent les «dispositions prises dans la construction». Mais les normes ne sont pas fixées, les dangers doivent rester dans des limites «acceptables», acceptables par la CSIA, les bases ou les critères d'acceptabilité ne sont pas mentionnés. Le texte poursuit : «Cette étude constitue le «rapport de sûreté». Ce rapport est présenté à la Sous-Commission de Sûreté des Piles qui l'étudie, émet à son sujet un avis technique et le transmet à la Commission de Sûreté des Installations Atomiques, en vue de l'obtention de la licence.» Ce rapport de sûreté est en effet une originalité du domaine nucléaire, où l'on doit démontrer a priori que l'on a bien étudié l'ensemble des dangers - tels qu'on les perçoit à l'époque donnée - pour pouvoir envisager la construction d'une installation. La sous-commission émet un avis «technique», elle est simplement l'expert qui évalue à l'aune de ses compétences, mais n'a pas le pouvoir de décision. C'est la commission elle-même qui, sur la base de cet avis, décide. Le texte précise les étapes de l'évaluation : «En fait, il y a généralement deux stades : un premier vers la fin du projet de la pile, auquel correspondent le rapport préliminaire de sûreté et l'autorisation de construction, et un second vers la fin de la construction, auquel correspondent le rapport de sûreté définitif et la licence d'exploitation. Cette procédure présente un double avantage pratique : elle permet d'effectuer une étude préalable des accidents possibles et des moyens propres à en limiter les conséquences : d'autre part elle permet des échanges de vue fructueux, grâce aux discussions entre experts du projet et experts de la Sous-Commission de Sûreté des Piles.» C'est là une constante caractéristique de gestion de la sûreté nucléaire en France, basée sur l'expertise du constructeur qui plaide, sur l'expertise technique de sûreté qui émet un avis devant l'autorité qui tranche, tout cela dans un dialogue permanent. Toute cette procédure est un processus où le dialogue a une importance cruciale, où l'on est forcé de rechercher le consensus, puisqu'il n'est pas question d'appliquer des normes fixées (elles n'existent pas). Il s'agit, dans le cas de l'étude des accidents par exemple, de démontrer, sur la base «d'hypothèses», «les pires raisonnablement envisageables», que les solutions envisagées sont adéquates. Dans le flou ou l'arbitraire des différentes hypothèses envisageables, il est primordial de disposer d'une méthode d'évaluation, et c'est Jean Bourgeois qui met en place en France cette démarche qui permet de juger de la démonstration de sûreté : quels types de démonstrations, d'hypothèses sont acceptables, et la méthode «des barrières» est le pivot de cette analyse.

Le rapport de sûreté définitif est complété par les consignes générales d'exploitation, dont il est tenu compte pour l'obtention de la licence d'exploitation. Enfin, les auteurs précisent que toute modification éventuelle de l'installation ou des consignes fait l'objet d'un additif à la licence d'exploitation.

La Sous-Commission de Sûreté des Piles dispose en juin 1961 d'un Groupe de Travail permanent siégeant à la Direction de la Physique des Piles Atomiques, dont le personnel s'est légèrement étoffé puisqu'il comprend désormais une dizaine de personnes. Parmi la liste indiquée des accidents possibles à étudier, il est encore fait référence à la notion américaine de «l'accident maximum prévisible», «l'accident qui pourrait entraîner les plus graves conséquences du point de vue de l'émission de radioactivité à l'extérieur». Une étude particulière doit lui être consacré.

Cette notion d'accident maximum prévisible, adoptée dans un premier temps comme critère d'acceptabilité d'une installation, sera critiquée plus tard par les Anglais et les Français, avant d'être plus ou moins abandonnée formellement par toute la communauté nucléaire.

Notes
235.

CEA, Sous-Commission de Sûreté des Piles, Rapport N°118/023, juin 1961.