4.1.2. La création de la CSIA : une heureuse initiative

La création de la Commission de Sûreté des Installations Atomiques (CSIA) au début de l'année 1960 est une initiative heureuse. Elle va permettre de déceler un certain nombre de problèmes qui s'ils étaient restés de la seule compétence des différents services, n'auraient pas trouvé la solution qui va leur être donnée. La création de cette commission va jouer dans le sens d'une nette amélioration de la sécurité des différentes piles, grâce à la formation d'une véritable méthodologie de la sûreté, s'appuyant sur des études plus précises. Il est important de noter que la Commission de sûreté ne comporte pas qu'un aspect réglementaire : elle dispose certes, à l'intérieur du CEA, du pouvoir de délivrer ou de refuser les autorisations de construction ou de fonctionnement, mais surtout, elle oriente le travail des sous-commissions, dont l'activité ne peut reposer que sur un certain nombre d'études particulières, spécialement consacrées aux problèmes de sûreté. Et ces études, comme le reste du travail mené par le CEA ont trait à des problèmes essentiellement techniques et scientifiques. De ce fait, la seule façon pour les sous-commissions de ne pas apparaître comme des gendarmes, et de justifier leur existence, est un haut niveau de compétence technique. Les sous-commissions doivent perfectionner leurs connaissances dans leur champ de compétence particulier - la sûreté - par le lancement de programmes de recherches et d'études, apportant par là-même leur contribution au progrès des connaissances en matière d'énergie nucléaire.

En d'autres termes, avant de pouvoir établir des normes, il apparaît nécessaire d'avoir une connaissance précise des conditions de fonctionnement des installations. Il faut qu'un consensus technico-scientifique se dégage sur les bases-mêmes des phénomènes physiques en jeu, tel est l'état d'esprit des hommes du CEA.

Lors de la première séance de la commission qui est consacrée à l'organisation du travail, la discussion sur les modalités d'intervention de la Commission ou des sous-commissions montre l'unanimité des participants sur ce point. C'est ce que note le compte-rendu de la séance : «L'avis général est qu'une collaboration constante et confiante des sous-commissions et des maîtres d'œuvres sera indispensable, pour ne pas tomber dans un formalisme susceptible de freiner les réalisations. M. le Haut-Commissaire insiste sur la nécessité d'un travail continu et en commun.» 245

Ce sera l'état d'esprit et l'attitude constante de Jean Bourgeois par la suite, qui se souvient des leçons qu'il avait tirées de la visite de son service en 1959 par une commission de sécurité, alors qu'il allait être chargé par Yvon, très peu de temps après, d'organiser la sûreté au CEA : «J'avais déjà compris que pour être admis par un exploitant il fallait traiter directement avec lui, et surtout amener avec soi des ingénieurs qualifiés capables d'offrir plus une aide qu'une critique. J'avais aussi compris qu'aider quelqu'un chargé d'accomplir un travail difficile relevait du simple bon sens, et que compliquer sa tâche ne pouvait être que le fait d'une administration inutile. Voilà pourquoi j'ai pris soin de choisir le personnel adéquat dans mon entourage immédiat et dans les autres directions scientifiques. J'ai eu la chance d'être aidé efficacement par plusieurs directeurs amis.» 246

Dans le même ordre d'idée, résumant le fonctionnement et les premiers mois d'activité de la Sous-Commission de Sûreté des Piles, Bourgeois rapporte en juillet qu'elle s'est réunie deux fois par mois depuis février, qu'elle s'appuie sur un groupe de travail de trois ingénieurs qui recueillent la documentation et l'étudient. Et, précisant les conditions de leur travail, il ajoute : «Ils apportent leur aide aux ingénieurs chargés des projets, assistent aux réunions de projets et participent aux études. Ils font, au bénéfice de la Sous-Commission, la synthèse des études et documents.» 247 C'est cette attitude de dialogue technique, dont les témoignages disent qu'il l'a privilégiée toute sa vie, qui fait que Bourgeois sera reconnu, voire apprécié, de l'ensemble de la communauté nucléaire.

Dans ce début des années soixante, l'énergie nucléaire est loin d'être une technologie d'utilisation courante. Tous les paramètres techniques ne sont pas établis par des décennies de fonctionnement. On ne dispose pas d'une expérience cumulée qui aurait permis de découvrir les différents domaines de fonctionnement acceptables ; l'expérience du fonctionnement normal ou des accidents n'a pas encore permis de définir les marges de sécurité raisonnables, ni trop faibles ni excessives. Cette démarche «historique» de la sûreté avait accompagné tous les développements techniques jusque-là : on tirait les enseignements de l'histoire des accidents du passé pour ne pas les reproduire. Dans le cas de l'énergie atomique, les développeurs dans tous les pays ont voulu épargner à la collectivité les accidents qui accompagnaient ce type d'apprentissage par essais-erreurs. Parmi d'autres, l'un des fondateurs du programme atomique britannique résume cette volonté de la communauté nucléaire : «Toutes les autres technologies du domaine de l'ingénieur ont progressé non sur la base de leurs succès mais sur la base de leurs échecs… L'énergie atomique doit renoncer à cet avantage» 248

Malgré cette ambition, l'énergie atomique ne fera pas l'économie des accidents, et ceux-ci feront fortement progresser la sécurité dans ce domaine également. Mais en ce début des années soixante, même si d'énormes progrès ont été réalisés depuis le début des années cinquante 249 , de nombreuses incertitudes scientifiques et techniques demeurent. La forme d'organisation de la Commission, où les représentants des différentes directions du Commissariat peuvent échanger leur point de vue, est à ce titre idéale pour ces confrontations sur l'état d'avancement des travaux scientifiques et techniques, sans la connaissance desquels il est illusoire de parler de sûreté.

En même temps qu'évoluent les connaissances des technologies de l'énergie atomique, les critères de sûreté s'affinent; des normes, des critères de «bonne pratique» se mettent progressivement en place. C'est ce cheminement dont témoignent les différentes séances de la CSIA, entre 1960 et 1967.

Notes
245.

PV CSIA, séance du 11 février 1960. (Souligné par nous).

246.

J. Bourgeois, P. Tanguy, F. Cogné, J. Petit, La sûreté nucléaire en France et dans le monde, Paris, Polytechnica, 1995, p. 151.

247.

PV CSIA, Séance du 1/7/60. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire. Boîte F5 26 55.

248.

Hinton, C., The Future of Nuclear Power, Axel Ax : Son Johnson Lecture, Stockholm, 15 March 1957, cité par F.R. Farmer, «A Review of The Development of Safety Philosophies», Annals of Nuclear Energy, Vol. 6, 1978, pp. 261-264, p. 262. Le texte original est le suivant : «All other engineering technologies have advanced not on the basis of their successes but on the basis of their failures… Atomic energy must forego this advantage…»

249.

Comme en témoigne Pierre Bacher dans la brochure «Hommage à Jules Horowitz« du CEA, hommage rendu le 13 juin 1996 à Saclay : «Au début des années 50, la seule quasi-certitude était que l'on pouvait faire marcher un réacteur UNGG avec un combustible Ø 26 à 28 mm, et un pas carré de 200 mm, à condition de disposer d'un graphite de bonne qualité (s# 4 mbarn), de ne pas trop pousser les températures, la puissance spécifique et le taux de combustion du combustible. Dix ans plus tard, on construisait des réacteurs de 500 MWe[…].» (p. 34)