4.3.3.3. Puissance globale ou puissance spécifique ?

La question du relèvement des températures des gaines de G2 G3 est abordée à la demande du Centre de Marcoule lors de la sixième réunion de la Commission, le 5 décembre 1961. M. Bourgeois analyse en séance les facteurs permettant d'évaluer les limites possibles de températures : à l'entrée c'est l'effet Wigner qui est le facteur limitant; à la sortie, c'est la température de fonctionnement normal qui doit être compatible avec un emploi correct des matériaux, et en cas d'accident grave (rupture d'un circuit principal de CO2), il faut se soucier de la température maximale atteinte par la gaine. Cette dernière température dépend elle-même de trois paramètres : le temps de chute des barres en cas d'accident, la température de fonctionnement et la puissance spécifique au moment de l'accident. Des calculs ont été faits sur une machine IBM 7090 qui permettent d'évaluer les températures atteintes dans plusieurs cas, obtenus en faisant varier les trois paramètres précédents. Compte tenu des résultats de ces calculs ainsi que des avis recueillis en Grande-Bretagne, M. Bourgeois estime qu'il est possible d'autoriser l'augmentation de température demandée mais sous certaines conditions : la température maximale sur gaine doit être fixée à 440°, avec toutefois possibilité de dépasser cette température sur une dizaine de canaux jusqu'à 455°; la puissance globale doit être limitée à 240 MW; cette autorisation doit être accordée sous réserve de l'installation d'un dispositif de sécurité automatique assurant la chute de toutes les barres dans un délai de moins de trois secondes.

M. de Rouville, Chef de Marcoule, conteste le bien-fondé d'une limitation de la puissance totale, ce qui amène M. Bourgeois à préciser que cette limitation est un moyen commode pour obtenir la limitation de la puissance spécifique. De Rouville insiste, lui, sur la possibilité d'augmenter la puissance globale du réacteur, sans dépasser les températures limites et la puissance spécifique limite sur les canaux, par exemple en assurant un meilleur aplatissement du flux 291 . Francis Perrin adopte une position plus souple que Bourgeois et se rallie à la façon de voir de Rouville, estimant que le rôle de la Commission est de fixer au Centre de Marcoule la température sur gaine et la puissance spécifique à ne pas dépasser, à charge pour le Centre d'en déduire les consignes d'exploitation susceptibles d'être appliquées par le personnel de conduite de la pile à l'aide des indications figurant au tableau de contrôle. Mais cette souplesse dans les conditions d'exploitation est contrebalancée par l'exigence que la chute de toutes les barres soit effectivement assurée, en moins de trois secondes, par un dispositif automatique. M. de Rouville demande alors au Haut-Commissaire si un dispositif plus perfectionné, assurant une chute des barres plus rapide, permettrait d'envisager des conditions d'exploitation plus poussées. Francis Perrin estime que oui.

En conclusion de ce débat, le Haut-Commissaire reprend les trois conditions formulées par Bourgeois, en remplaçant la limitation de la puissance globale par une puissance spécifique maximale fixée à 4 MW/tonne. Mais il ajoute que ceci n'est possible que si la pile se trouve dans des conditions normales de fonctionnement. Le Haut-Commissaire insiste enfin sur la nécessité, pour obtenir des conditions de fonctionnement plus poussées, d'avoir un réacteur en parfait état de fonctionnement. Il rappelle le récent accident de SL1 à Arco, où de multiples imperfections ou défaillances d'appareillage, jugées minimes, ont été tolérées, se sont accumulées, et ont finalement abouti à une catastrophe.

Ces préventions du Haut-Commissaire soulignent une nouvelle fois le rôle des accidents dans la prise en compte du risque nucléaire, et le caractère international très précoce de la sûreté. L'accident évoqué par Perrin est survenu le 3 janvier 1961 aux Etats-Unis sur le petit réacteur (3 MWth) à eau bouillante appelé SL1 (Stationary Low Power Reactor N°1), en fonctionnement depuis août 1958. SL1 est l'un des 17 réacteurs du Centre National d'essais de réacteur d'Idaho. Une fausse manœuvre lors d'une opération de maintenance a provoqué le déclenchement de la réaction en chaîne à un seuil où elle est devenue explosive. Les trois techniciens ont été retrouvés morts : l'un est mort sur le coup, traversé par une barre de contrôle et projeté au plafond par le couvercle du réacteur. Les deux autres sont morts dans l'heure qui a suivi du fait des fortes doses qu'ils ont reçues. Cet accident a constitué la première explosion accidentelle d'un réacteur. La puissance a probablement atteint 20 000 MW au moment de l'accident et la pression interne dans la cuve 35 atm. La décontamination du réacteur aura duré un an, il sera complètement rasé.

Ce que souligne le Haut-Commissaire à propos de cet accident, c'est le fait que ce réacteur avait subi de nombreux incidents et était exploité avec un certain laisser-aller. Dans leur livre consacré aux accidents nucléaires, Pharabod et Schapira décrivent l'état du réacteur peu avant l'accident, et cela fait froid dans le dos : «les barres de contrôle ont tendance à se coincer. Les opérateurs ont reçu la consigne de les monter et de les baisser de temps en temps entre certaines limites, afin de s'assurer qu'elles sont toujours capables de «chuter» pour arrêter la réaction en chaîne. C'est parce qu'il devenait clair qu'une maintenance sérieuse devenait nécessaire que le réacteur avait été arrêté.»292

Notes
291.

L'irradiation des différentes cartouches dépend de leur position dans le cœur, elle est maximale au centre. Aplatir le flux permet d'irradier plus uniformément les cartouches et avoir ainsi des températures plus homogènes. La question est de savoir où se trouve le maximum de température de gaine : dans quelle partie de la cartouche, dans quel canal. On distingue ainsi les zones centrales, intermédiaires et périphériques. L'aplatissement du flux se fait soit par positionnement d'absorbants soit par l'insertion des barres de contrôle.

292.

Pharabod, J.-P., Schapira, J.-P., Les jeux de l'atome et du hasard, Calmann-Lévy, Paris, 1988, p. 69.