4.3.3.4. Le facteur 

Plusieurs discussions à propos de la fixation d'un paramètre  méritent d'être reproduites. Elles mettent à nouveau en évidence des conflits de priorité ou des divergences d'appréciation à l'intérieur même du Commissariat, entre d'une part les responsables du Centre de Marcoule de la Direction des Productions, et d'autre part le Président de la Sous-Commission de Sûreté des Piles Jean Bourgeois. Ces épisodes témoignent du fonctionnement général de la Commission en même temps qu'ils montrent des discussions sans compromission entre les diverses parties en présence. Nous voyons également comment une relation mathématique empirique débouche sur un problème administratif important, puisqu'il concerne l'attribution des responsabilités pour la sûreté des installations. On retrouvera plus tard le même type de débat, cette fois à propos d'un code de calcul, autour duquel se cristallisent des rapports de force, des questions de délimitations de compétence.

La CSIA a été amenée à fixer les conditions limites de fonctionnement des réacteurs de Marcoule, G2 et G3, en utilisant une relation «assez empirique» 293 entre la température sur gaine - condition de sûreté - et les températures d'entrée et de sortie du gaz carbonique, qui conditionnent la puissance des réacteurs et ainsi le niveau de la production de plutonium.

La valeur de m donne, pour chaque canal dont on connaît la température d'entrée (e) et la température de sortie (s) du CO2, la valeur de la température maximum de gaine. Inversement la température maximum de gaine étant fixée, la connaissance de m donne la valeur de la température de sortie de pilotage, l'optimisation de la puissance se faisant par diminution de m.

Lors de la séance de décembre 1963, le Centre de Marcoule, estimant avoir acquis une bonne expérience de l'utilisation de cette relation, rapporte qu'il a cherché, tout en respectant la limitation de température sur gaine, à augmenter la température moyenne de fonctionnement, de façon à accroître la puissance totale. Il a ainsi procédé à des modifications de chargement pour améliorer le rapport température moyenne sur température maxima. Marcoule a alors consulté la Sous-Commission de Sûreté des Piles, qui s'est trouvée «dans l'incapacité de prévoir les phénomènes pouvant résulter de la manœuvre des barres de pilotage» 294 et en particulier les basculements de flux résultant du déplacement de certaines barres. Cette incapacité a amené la sous-commission à demander au Centre de Marcoule de faire des expériences pour évaluer de manière plus précise la valeur du coefficient  entrant dans la formule qui relie les températures sur gaines et la température du CO2.

Les responsables de Marcoule, estimant avoir procédé à ces expériences de façon très soigneuse, arrivent à la conclusion que l'on peut adopter des valeurs de  inférieures au chiffre admis initialement. La Sous-Commission de Sûreté des Piles n'est pas d'accord avec cette conclusion. Elle estime que compte tenu des variations importantes de  qui ont été constatées, ce paramètre ne peut plus traduire de façon simple les limitations de température imposées. M. Bourgeois estime donc qu'il est prudent de continuer à appliquer la valeur maxima trouvée pour  (soit 1,36).

Ce débat autour de la détermination du coefficient  se résume en définitive à un choix à faire entre un risque, qui reste à déterminer au mieux, afin de satisfaire les impératifs de production, et un fonctionnement dans des conditions moins favorables mais plus sûres. M. Bourgeois estime en effet qu'avant le dernier aplatissement de flux, celui-ci était assez stable et l'on disposait d'une assez large marge de sécurité lorsqu'on déplaçait les rideaux de barres. Avec les nouvelles configurations des réacteurs de Marcoule, le réglage est devenu beaucoup plus délicat. Il lui semble donc nécessaire, si l'on veut améliorer encore la puissance des piles de Marcoule, de repenser le problème et d'élaborer un programme d'études sur machines à Marcoule, les moyens actuellement disponibles étant arrivés au bout de leurs possibilités.

M. Mabile, présent à la réunion de la CSIA en tant que Directeur des Productions au CEA et à ce titre responsable du Centre de Marcoule, estime qu'en l'attente du résultat de telles études, «il ne s'agit pas pour le moment de faire mieux, mais de ne pas faire moins bien que ce qui se fait actuellement.» Il souligne, ce qui montre tout l'enjeu des modifications effectuées, qu'un retour aux conditions de fonctionnement antérieures ferait perdre 20 MW de puissance et la qualité de Plutonium correspondante. Il insiste à nouveau sur la qualité et le sérieux des études effectuées à Marcoule : 17 configurations ont été examinées, parmi lesquelles il paraît possible de définir 2 ou 3 configurations à proscrire. Mabile estime qu'en définitive, il s'agit d'apprécier les conséquences du choix d'un coefficient  plus ou moins grand, sur le plan de l'accident maximum prévisible, et que cette question mérite un débat approfondi en CSIA, débat qu'il serait souhaitable de tenir à Marcoule.

M. Mabile précise par ailleurs que le choix du coefficient  est essentiellement du domaine des consignes d'exploitation et qu'il appartient donc au Directeur de Marcoule - sous entendu, et non à la SCSP - de fixer ces consignes, de manière à respecter les conditions posées par la CSIA. Cette remarque provoque une réaction de Bourgeois insistant sur le fait que par ce biais, la CSIA n'est pas maîtresse des conditions de sûreté de fonctionnement des piles : il rappelle que l'autorisation, accordée par note du Haut-Commissaire le 19 janvier 1962, d'augmenter la température de fonctionnement de G2 G3 imposait une température maximale sur gaine de 455° et une puissance spécifique des éléments les plus chargés de 4 MW par tonne; mais cette autorisation ne fixait pas de valeur pour , le Centre de Marcoule devant toutefois communiquer les consignes d'exploitation à la Sous-Commission de Sûreté des Piles.

Pour le directeur des productions, la non fixation d'une valeur de  peut être considérée comme une lacune de l'autorisation précédente. Ceci dit, M. Mabile se rallie entièrement à l'idée d'une étude sur machine du programme de pilotage.

Concluant cette discussion, Francis Perrin estime qu'il est nécessaire d'associer un calculateur au pilotage des piles G2 G3, ajoutant que l'idéal serait peut-être même d'aboutir à une liaison automatique de ce calculateur avec le pilotage de ces piles. En attendant l'établissement de ce programme et l'achat de la machine, qui devraient demander un délai de l'ordre d'une ou deux années, M. Bourgeois demande que la situation de ces piles soit réglée de manière nette. Il affirme ne pas être opposé à ce qu'un accord provisoire soit donné au Centre de Marcoule pour l'utilisation des valeurs 1,28 et 1,32 proposées, jusqu'à ce que la CSIA ait pu étudier l'affaire plus complètement, à Marcoule. Francis Perrin donne son accord à cette autorisation provisoire et demande au Centre de Marcoule de réunir toutes les données et les résultats de mesures susceptibles d'éclairer la Commission sur ce problème et d'établir un rapport de synthèse, en vue d'une réunion dont la date est prévue pour le mois de février.

La réunion restreinte de la CSIA se tient le 18 février 1964 à Marcoule. 295 Dans son exposé introductif, M. Mabile tient à rappeler quels sont les enjeux : les piles de Marcoule sont, en France, les seuls réacteurs de puissance dans la filière graphite-gaz fonctionnant à un rythme industriel. A ce titre, on leur impose un programme de production de plutonium très tendu qu'il ne sera possible de respecter, notamment en raison des défaillances du réacteur EDF1, qu'en profitant au maximum des possibilités d'augmentation de la puissance effective de G2 et G3. D'autre part, elles constituent pour la Direction des Matériaux et Combustibles Nucléaires (DMCN) un outil expérimental irremplaçable pour l'expérimentation de combustibles nouveaux.

Pour remplir au mieux son double objectif de production et d'expérimentation, le Centre de Marcoule a fait des études et pris des dispositions (réseau d'absorbants, aplatissement longitudinal de températures de gaines) en vue de maximiser la puissance des piles. Les autorisations de fonctionnement de G2-G3 fixent une valeur limite de températures de gaine et de puissance spécifique. Dans ce cadre, diverses consignes de pilotage ont été élaborées au fur et à mesure que des modifications ou expériences permettaient une meilleure connaissance des paramètres des réacteurs. M. Mabile estime que c'est l'ensemble de ce travail qu'il convient de soumettre à l'avis de la CSIA pour fixer de façon plus précise les conditions de fonctionnement de G2 et G3, au vu des études et expériences faites à Marcoule.

M. de Rouville expose alors les points essentiels de ces études et essais, en séparant les deux aspects de la sûreté des réacteurs : d'une part le fonctionnement normal et la température limite de gaine; d'autre part l'accident maximum prévisible et la puissance spécifique maxima. En fonctionnement normal, la valeur du coefficient  est essentiellement fonction du débit dans le canal considéré et de la distribution du flux neutronique. Cette dernière étant fortement influencée par la position du réseau d'absorbants et des barres de contrôle, Rouville explicite en détail ces influences respectives sur les calculs des températures de gaine. Différentes expériences ont été menées dont les résultats amènent Marcoule à demander un abaissement du coefficient pour optimiser la puissance. Pour montrer les enjeux sous-jacents à ces discussions autour du paramètre, les diverses modifications effectuées et ayant conduit à abaisser le coefficient  de 0.12, ont permis un gain de puissance totale de 21 MW pour chacune des piles, soit l'équivalent de la production de G1.

Une deuxième présentation examine les situations accidentelles en cas de dépressurisation du circuit de refroidissement. Sont passées en revue la mesure des températures de gaine, la mesure des températures de sortie du CO2, la précision du calcul des températures de gaine, et la tenue du combustible. L'accident maximal prévisible est ensuite examiné. Les différents cas de rupture de tuyauteries de CO2 et les dégâts mécaniques qu'ils engendrent dans le cœur du réacteur sont envisagés. Le cas le plus pénalisant retenu, celui qui entraînerait le maximum de dégâts mécaniques, est celui d'une rupture de canalisation à l'entrée primaire périphérique. La question est de vérifier qu'un nombre suffisant de barres chuterait malgré tout, ce qui est le cas. Une discussion s'engage sur les hypothèses retenues concernant la vitesse de dégonflage du circuit et sur le débit de gaz dans chacune des zones de la pile. Face au cumul d'hypothèses défavorables, Francis Perrin, à la suite de Rouville, pense qu'il est «raisonnable de rééquilibrer ces hypothèses» pour tenir compte de «leur degré de probabilité et de vraisemblance.» Certains cumuls d'hypothèses correspondent visiblement à des impossibilités physiques. 296 Le Haut-commissaire pense «qu'un gros effort doit être fait pour s'assurer, dans l'éventualité d'un tel accident, qu'un nombre suffisant de barres soit introduit.» Pour cela, il propose que soient étudiées d'une part, la possibilité de faire chuter très rapidement certaines barres non utilisées en fonctionnement normal, d'autre part, la possibilité d'introduction d'absorbants dans certains canaux réservés à cet effet. La résolution de ces problèmes doit constituer l'objectif essentiel des études de sécurité. C'est la première conclusion que Francis Perrin tire de la réunion. Au vu des résultats présentés par Marcoule, le Haut-commissaire conclue également le débat en acceptant une augmentation de la température de gaine et une diminution du coefficient .

Notes
293.

Selon les termes du PV de la CSIA, séance du 11/12/63.

294.

Selon les termes de Bourgeois, PV CSIA 11/12/63.

295.

PV CSIA, Séance du 18/2/64.

296.

Pour donner au lecteur une idée de la teneur des discussions techniques, nous noterons qu'il s'agit de la discordance entre deux hypothèses : d'une part, l'hypothèse de chute normale de la quasi-totalité des barres de contrôle malgré les décalages probables de lits de graphite, hypothèse prise à l'extrême limite favorable de la plage d'incertitude sur le comportement des barres de contrôle; d'autre part, l'hypothèse de l'absence complète et définitive de débit de gaz dans certains canaux au bout de 0,5 seconde, même si l'aggravation apportée par l'entrée d'air humide est supprimée, hypothèse prise du côté le plus défavorable de la plage d'incertitude sur la poursuite de la circulation de CO2 dans les canaux après l'accident.